Les inondations saisonnières du plus grand lac d’eau douce d’Asie sont perturbées par les barrages en amont et le changement climatique — et affectent 4,8 millions de personnes.
Photo ci-dessus : Un agriculteur pulvérise de l’insecticide sur sa rizière de Reang Kesei, située dans la province occidentale de Battambang, au Cambodge. (Image : Alamy)
« J’ai constaté des rendements moins élevés dans ma ferme chaque année depuis peut-être 2017 ou 2018 — il n’y a tout simplement pas assez d’eau », explique Yoeum Yoeut.
Yoeut, 52 ans, réside depuis toujours dans le district de Baran, dans la province de Battambang, au nord-ouest du Cambodge. Sa survie a toujours dépendu des inondations naturelles du lac Tonlé Sap et de ses affluents, mais le changement climatique, les conditions météorologiques extrêmes et les barrages en amont ont bouleversé la donne.
« L’année dernière, les cultures ne poussaient pas de la même manière. Mon rendement était peut-être de 70 % de ce que j’espérais — et 2020 était déjà pire que 2019. Chaque année, les pluies sont plus difficiles à prévoir, il y a moins d’eau dans la rivière Sangke et nous le ressentons tous », explique Yoeut. Elle ajoute que les personnes à l’ouest de la route nationale 5, une autoroute qui borde le sud du Tonlé Sap, « n’ont plus du tout d’eau ».
« Il existe des canaux et des fossés d’irrigation, mais ils sont à sec avant que les cultures ne soient prêtes à être moissonnées »
Sans pluie depuis six mois, Yoeut a dû pomper l’eau de la rivière Sangke, un affluent de 250 kilomètres qui entre et sort du lac Tonlé Sap. À l’aide de pompes à essence et de fossés qu’elle a creusés elle-même, Yoeut détourne l’eau de la Sangke, située à environ un demi-kilomètre, vers un bassin de stockage.
Les barrages du Mékong affectent le lac Tonlé Sap
Il fut un temps, se souvient-elle, où l’on pouvait cultiver du riz aussi bien pendant la mousson que pendant la saison sèche. Mais maintenant, pendant la saison sèche, d’octobre à avril, Yoeut s’est tournée vers la culture des mangues et d’autres cultures qui nécessitent moins d’eau.
« Mais depuis la pandémie, il n’y a plus de marché, le prix de la mangue a chuté et il n’y a pas encore de pluie pour le riz, alors tous les deux jours, je dois dépenser 100 000 riels cambodgiens (environ 25 USD) en essence pour la pompe. J’ai du mal à rentrer dans mes frais »
Le pouls irrégulier du Tonlé Sap
Autrefois véritable colonne vertébrale de l’économie cambodgienne, la part de l’agriculture dans le produit intérieur brut était de 20 % en 2019, contre 47 % en 1995. Mais l’an dernier, le Covid-19 a bloqué d’autres secteurs de l’économie, poussant le Premier ministre Hun Sen, à encourager le retour aux champs en août 2020.
L’Académie royale du Cambodge prévoie que l’agriculture pourrait contribuer à 32 % du PIB de cette année.
Cependant, la dépendance à l’égard de l’agriculture est entravée par les menaces posées par les barrages hydroélectriques en amont en Chine et au Laos, qui ont radicalement modifié les rythmes naturels des ressources en eau de la région.
La Chine possède 11 barrages opérationnels sur sa section du Mékong, connue sous le nom de Lancang. Onze autres barrages principaux sont à divers stades de planification et d’achèvement au Laos et au Cambodge, dont dix impliquent des investissements chinois.
Chaque année, les crues du Mékong inversent le cours de la rivière Tonlé Sap, ce qui a pour effet de faire quintupler la taille du lac Tonlé Sap à l’étiage et de créer le plus grand lac et la plus importante pêcherie d’eau douce d’Asie.
Kong Chhum, 71 ans, a vécu dans la province de Battambang — à quelque 70 kilomètres des rives du lac Tonlé Sap, dans le district de Thma Koul — pendant la majeure partie de sa vie. Si cette saison sèche a permis à Chhum d’obtenir un bon rendement en riz, il s’inquiète de l’irrégularité des saisons.
La chance de Chhum est due à sa proximité avec le réservoir de Pheas, à l’extrémité nord-est du lac Tonlé Sap. Ces dernières années, le réservoir de Pheas a été restauré, de sorte qu’il s’étend jusqu’à 300 hectares pendant la saison sèche et 500 pendant la saison humide. Il dessert neuf districts de Battambang, dont Thma Koul. Pour Chhum, cela signifie que la culture du riz est devenue une activité à l’année, apportant une stabilité bien nécessaire. Mais d’autres exploitations agricoles des districts d’Aek Phnum et de Thma Koul, dont beaucoup se trouvent dans la région du Tonlé Sap, ont beaucoup souffert de la réduction des inondations naturelles.
Les communautés se disputaient l’eau lorsque les affluents de la rivière Sangke commençaient à s’assécher. Il n’y en avait tout simplement pas assez pour les fermes individuelles.
Kong Chhum
Il y a quatre ans, la diminution des ressources en eau a changé la vie de la communauté de Kong Chhum, car beaucoup ont cherché à se rapprocher du lac.
« Il y a eu des conflits… les communautés se battaient entre elles pour l’eau lorsque les cours d’eau ont commencé à s’assécher. Il n’y en avait tout simplement pas assez pour les fermes de chacun », explique Chhum.
Le problème est aggravé par la menace croissante que font peser les barrages en amont sur les populations de poissons. Auparavant, la pêche pouvait compléter l’agriculture et compenser les pertes financières et de subsistance causées par des phénomènes météorologiques extrêmes. Aujourd’hui, toutes les ressources en eau du Cambodge — qui alimentent à la fois la pêche et l’agriculture autour du bassin du Tonlé Sap — sont menacées, ce qui pose un problème aux 4,85 millions de Cambodgiens qui, selon les estimations, vivent dans les huit provinces qui composent la région du Tonlé Sap.
« Pas de poisson, pas d’inondations, pas de touristes ni de travail pour les migrants »
« La pandémie, le faible niveau des inondations, l’augmentation des coûts liés à la pêche et à l’agriculture — tout cela a eu un impact négatif sur les communautés ici », explique Hou Savy, responsable de l’association d’écotourisme de Kampong Khleang, dans la province de Siem Reap. Il dit avoir vu sa communauté lutter contre la pandémie de Covid-19, mais bien avant le virus, elle était confrontée à une autre menace silencieuse et lointaine.
« Les gens sont très inquiets au sujet des barrages. Si le Covid-19 a entraîné la chute du tourisme et même du prix des produits agricoles, les barrages sont en train d’affecter sérieusement le Tonlé Sap. Avant, les gens pouvaient migrer vers la Thaïlande pour trouver du travail, mais plus maintenant », dit-il.
Selon M. Savy, sans migration ni tourisme, les habitants du district de Kampong Khleang accordent plus d’attention à la récente baisse du niveau des eaux.
« Ce n’est pas une menace lointaine — cela se passe maintenant, les niveaux d’eau trop faibles constituent un problème depuis des années, mais aujourd’hui, il n’y a même plus de marché pour les produits que nous parvenons à produire », explique-t-il.
« Pas de poisson, pas d’inondations, pas de touristes et pas de travail pour les migrants — c’est vraiment dur. Je vends mon poisson ou mes récoltes à des prix bien trop bas sur le marché », ajoute-t-il. « Les prix auxquels nous vendons ne sont pas acceptables, mais s’il y a des acheteurs, nous vendons. Nous avons tous des dettes à payer et les institutions financières réclament leurs intérêts. »
« Si je ne peux pas cultiver, je ne sais pas ce que je ferai — c’est la même chose pour tout le monde ici »
Les dettes de Savy représentent 400 USD d’intérêts par mois. Mais il n’est pas le seul à devoir rembourser les emprunts contractés pour financer ses activités agricoles : l’augmentation des coûts de l’agriculture, notamment l’acquisition d’eau pour l’irrigation, gruge les bénéfices de nombreux agriculteurs.
Ly Map vit également dans le district de Kampong Khleang. Ses cultures de riz de saison sèche vont mal depuis 2017 et désormais, même les récoltes de la saison des pluies suffisent à peine à rembourser la banque.
« J’ai contracté un prêt de 10 000 USD pour mon exploitation, mais ces jours-ci, j’utilise davantage d’engrais et de pesticides. Les rendements sont de plus en plus mauvais. Je possède environ 40 hectares, mais j’en loue une grande partie à d’autres personnes », explique-t-elle.
« Je perds près de 7 000 USD sur un rendement annuel de 23 000 USD. Je dois encore payer des intérêts sur mon prêt », ajoute-t-elle.
Dans la plaine inondable, de plus en plus d’habitants pensent que leurs problèmes commencent en amont. « Ces jours-ci, les gens disent que ce sont les barrages, ceux de la Chine, qui arrêtent l’eau… Si je ne peux pas cultiver, je ne sais pas ce que je vais faire — c’est pareil pour tout le monde ici », dit Map. « Il n’y a pas de soutien, pas même de la part des ONG ».
Irriguer une nation
La dépendance croissante à l’égard de l’irrigation à travers la région du Tonlé Sap, et son impact ultérieur sont difficiles à mesurer. Une étude de 2019 suggère que près de 30 % des exploitations agricoles à l’échelle nationale dépendent de l’irrigation, bien que la désagrégation des données de l’étude par type de culture plutôt que par région rende difficile à appréhender la dépendance de la région du Tonlé Sap.
En 2019, la pire sécheresse depuis un siècle a été enregistrée. Après cela, en février 2021, la Commission du Mékong, un conseil consultatif régional composé de représentants du Cambodge, du Laos, de la Thaïlande et du Vietnam, a signalé que les faibles niveaux d’eau du fleuve — qui alimente le lac Tonlé Sap et soutient l’agriculture des plaines inondables — étaient « inquiétants » après que les sections du Mékong soient devenues bleu vert.
« Les projets d’infrastructure dans le cours d’eau et le changement climatique contribuent tous deux à la baisse des niveaux d’eau », explique Khoy Rada, consultant spécialisé dans le développement agricole chez Angkor Research and Consulting. Selon M. Rada, le changement climatique se traduit par des températures plus élevées, des sécheresses plus intenses et une diminution des précipitations. Il en résulte une baisse du niveau des nappes phréatiques et une évaporation plus importante des ressources en eau existantes, le tout aggravé par l’évolution de l’utilisation des terres.
Les communautés situées le long du Mékong, en particulier celles qui dépendent du Tonlé Sap, sont toutes prêtes à être affectées, selon M. Rada. Il salue les efforts du gouvernement pour améliorer les pratiques agricoles, mais se montre moins optimiste quant aux chances du Cambodge d’opérer des changements en amont.
« Pour les infrastructures des cours d’eau, il s’agit d’une question transfrontalière. Les pays situés en aval ont essayé d’empêcher la construction de barrages ou de demander la coopération des pays en amont, mais cela ne semble pas fonctionner », dit-il.
Conflit lié à l’eau
Quelle que soit la cause première, les conflits liés à l’accès à l’eau se multiplient, les agriculteurs creusant des fossés d’irrigation pour rediriger l’eau vers leurs exploitations.
« Les habitants de la périphérie du Tonlé Sap sont soumis à un stress hydrique considérable », explique Brian Eyler, directeur du programme Asie du Sud-Est du Centre Stimson. Selon Eyler, les agriculteurs situés plus loin des rives du lac se rendent compte que les inondations ne reviendront peut-être jamais et sont obligés de retenir l’eau qui arrive dans le lac Tonlé Sap par les affluents.
La multiplication des petits barrages, souvent construits sans l’aval des autorités, a déclenché un cycle de détournement de l’eau.
« Le village suivant en aval se fait alors voler son eau. Les cours d’eau peuvent être détournés et j’ai entendu dire que ça devient moche dans cette bande périphérique où ce phénomène de vol d’eau a pris de l’ampleur depuis une dizaine d’années », ajoute-t-il.
Pourquoi les données sont importantes pour la coopération ?
En réponse aux préoccupations du public, le Cambodge a mis en place en 2020 un moratoire de 10 ans sur la construction de barrages sur le Mékong.
La Chine ayant accepté de partager davantage de données en amont et de surveiller les données en temps quasi réel via le Mekong Dam Monitor, les informations sur les effets des barrages du courant principal sont plus complètes que jamais.
« Nous sommes presque prêts à disposer des données nécessaires pour savoir et déterminer avec précision comment la régulation des barrages en amont a affecté le pouls du Mékong. Peut-être que dans six à douze mois, nous saurons définitivement comment ces barrages réduisent l’intensité de la pulsation, en termes de volume réel », a déclaré M. Eyler.
« La science commence à convenir que les impacts à long terme de la régulation des barrages en amont seront plus profonds que les effets du changement climatique »
Selon Eyler, le Cambodge n’a guère d’autre choix que de coopérer avec son voisin en aval, le Vietnam, et d’explorer les efforts de collaboration pour réaménager les barrages existants en aval afin de générer une impulsion artificielle.
Mais pour ce faire, avertit Eyler, le Cambodge doit d’abord reconnaître la menace que représentent les barrages chinois — ce qui, reconnaît-il, sera difficile sur le plan politique.
Gerald Flynn et Phoung Vantha avec l’aimable autorisation de The Third Pole
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