C’est un bien étonnant musée que ce « War Museum Cambodia ». Sur deux hectares d’un terrain verdoyant et baigné par le chant des oiseaux s’amoncelle une quantité impressionnante d’engins de guerre en tout genre.
De la kalachnikov au tank en passant par un Mig russe, tous ces artefacts issus d’un passé pas si lointain ont été engagés dans une sanglante guerre civile qui aura perduré durant trois décennies. Loin de constituer une apologie de la guerre et des armes en tout genre, ce musée entend au contraire mettre en lumière la dureté et la létalité des combats qui ont secoué le Cambodge.
Une collection unique en son genre
Malgré la chaleur et le soleil écrasant, les visiteurs sont nombreux à se presser autour des mastodontes aux carcasses rouillées. On passe la main sur les blindages, on se prend en photo devant les pièces les plus emblématiques, on s’attarde en lisant la multitude de pancartes explicatives et l’on songe aux moyens mis en œuvre pour acheminer sur place de tels engins qui dépassent parfois les 30 tonnes. Une gageure rendue possible grâce à un partenariat passé avec le gouvernement, qui se charge d’acheminer dans l’enceinte du musée les pièces retrouvées parfois en plein cœur de la jungle.
Un grand nombre de chars, camions, engins amphibies et pièces d’artillerie exposés ici ont pourtant bien failli disparaître dans les fonderies. Dans les campagnes, au sortir de la guerre, une véritable compétition s’est engagée afin de débusquer des engins pouvant être négociés jusqu’à 400 $ dans le cas d’un tank. Beaucoup de géants métalliques ont ainsi été dépecés, ce qui rend d’autant plus précieuses les pièces conservées par le musée.
L’entretien d’un tel matériel relève aussi du casse-tête propre à chaque conservateur de musée : en plus d’un coût grevant drastiquement le budget se pose la question de l’apparence que doivent revêtir les collections. Faut-il les laisser en l’état, avec leur pellicule de rouille et leur métal tordu, ou bien faut-il au contraire leur redonner une apparence convenable ? Un vaste projet de conservation a été lancé en 2015, permettant à certaines pièces de retrouver leur état d’origine, tout en laissant à d’autres leur rôle de témoins abîmés par le temps, perclus de trous d’obus ou percés par des explosions de mines.
Témoignages irremplaçables
Les armes sous toutes leurs formes ne constituent pas les seuls attraits du musée : un grand nombre d’affiches, d’uniformes et de photos complètent les collections. Mais plus que la contemplation de ces objets militaires, ce sont les témoignages des guides qui justifient à eux seuls la visite du site. Tous, à divers degrés, ont été impliqués dans cette tragique période de l’histoire. Moun Sinarth, qui officie au sein de l’établissement depuis son ouverture en 2001, porte dans sa chair les séquelles du conflit. Prothèse de jambe, éclat d’os lui ayant fait perdre l’usage d’un œil, blessures par balles de tout calibre…
Cet ancien soldat avoue avoir échappé à la mort plus d’une dizaine de fois, d’où son surnom, « Le Chat » qui, lui, ne disposerait que de neuf vies.
Parcourant chaque jour en moto les 38 kilomètres qui le séparent du musée, le vétéran confesse souffrir de douleurs de plus en plus fréquentes à la jambe. Sinarth est le seul guide à être resté en activité depuis la création du musée. Ses autres collègues, dont l’un s’est battu aux côtés des Khmers rouges, ont peu à peu pris leur retraite. Pourtant, inlassablement, Sinarth répète chaque jour son histoire devant les groupes de visiteurs « Afin que la mémoire se perpétue et pour illustrer à quel point la guerre est une chose affreuse ». Certains de ses compagnons d’armes ont péri dans les carcasses mêmes qui hantent les pelouses du musée.
De la guerre civile à la guerre totale
La présence de matériel étranger illustre bien les enjeux internationaux de conflits qui dépassaient, par leurs implications, les simples frontières du Cambodge. La provenance des armes exposées démontre clairement les soutiens apportés aux belligérants par des pays tiers. Cette, ou plutôt ces guerres qui ont secoué le Cambodge de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1990 se sont en effet déroulées au sein d’un contexte international explosif, opposant non seulement bloc de l’Est et bloc de l’Ouest, mais aussi des puissances régionales antagonistes.
L’inventaire de ces engins de mort, dont les inscriptions encore visibles permettent d’en définir l’origine, s’avère aussi parlant qu’une leçon de géopolitique.
C’est ainsi que l’on peut voir, dans le musée, des mines chinoises destinées aux forces de l’Angkar, l’armée régulière de Lon Nol étant quant à elle pourvue en matériel américain. Alliée du régime khmer rouge, la Chine profite du conflit pour en découdre indirectement avec une URSS appuyant le camp vietnamien. D’où la profusion de matériel utilisé lors de ces conflits, témoignant de soutiens variant au fil du temps : si des armes à la pointe de la technologie ont été fournies, d’autres apports attestent d’une motivation en berne. Que penser en effet de cette antique DCA russe, produite en 1935 et utilisée lors de la Seconde Guerre mondiale, qui a finalement été détruite en 1999 dans le district d’Anlong Veng ?
S’informer pour mieux comprendre
Les ressorts du conflit sont clairement exposés par les guides et les innombrables pancartes qui abordent tous les aspects de la guerre. De longs moments de lecture attendent les visiteurs, qui apprendront ainsi non seulement sur l’histoire récente du Cambodge, mais aussi sur les protagonistes et sur les conditions de vie durant cette période troublée. Des dizaines de panneaux explicatifs sont consacrés tout à la fois aux soldats des deux camps, aux travailleurs forcés, aux détenus, aux expatriés et aux réfugiés dans les camps de la frontière thaïe. Des pages s’attardent sur la communauté cambodgienne vivant en France, qui, avec ses 80 000 personnes recensées, représente l’une des branches les plus importantes de la diaspora khmère.
Au fil de ces lectures, des faits méconnus émergent, telles ces descriptions de la vie dans les camps de réfugiés dominés par des chefs de clans sans scrupules se livrant au marché noir avec la population affamée.
Devenues des zones de non-droit régies par des groupes armés, ces enclaves ont été le théâtre de terribles guerres internes pour le contrôle du pouvoir et des ressources humanitaires.
Les panneaux décrivant l’enfer du S-21, centre de détention situé en plein cœur de Phnom Penh, laissent entrevoir toute l’horreur de cette effroyable machine destinée à broyer les êtres avant de les précipiter dans la mort. Parmi les 20 000 détenus ayant transité dans ce lieu, des Cambodgiens, mais aussi des Vietnamiens, des Thaïs, des Indiens et des Pakistanais… ainsi que 3 ressortissants français arrêtés à Siem Reap et vraisemblablement exécutés peu après leur transfert à S-21.
Émouvant, déstabilisant, mais indispensable
Cette masse d’informations, en plus des témoignages livrés par les guides, ébranle inéluctablement la centaine de personnes qui visitent chaque jour le musée. Cindy et Majid, qui ne passent que deux journées à Siem Reap, tenaient néanmoins à effectuer la visite. Pour ces touristes français, le choc aura été semblable à celui éprouvé à Choeung Ek : « Nous n’avions que peu d’informations sur ce conflit, à part les quelques paragraphes qui y sont consacrés dans notre guide de voyage. Nous avons appris énormément de choses en venant ici, compréhension appuyée par la vue de tout ce matériel déployé dans un seul but : celui de tuer ».
Pour Jean, qui fait partie d’un groupe de touristes venus en bus, c’est l’ampleur des bombardements qui a suscité la plus grande surprise : « Je ne me serais jamais douté que le Cambodge avait reçu encore plus de bombes américaines que le Vietnam et le Laos », confie le retraité en désignant d’un geste de la main la photo d’un B-52 ornant une pancarte. D’autres ne semblent pas si émus. S’ils constituent une minorité, certains visiteurs succombent au plaisir litigieux de se faire prendre en photo arme à la main, arborant devant l’objectif un sourire non dissimulé. Pourtant, des sentiments de respect et de recueillement animent la plupart des visiteurs, qui sont confrontés à une réalité rendue tangible par la contemplation des objets présentés.
Apprendre le passé est une leçon d’avenir
La présence régulière de ces visiteurs assure la pérennité d’un musée qui ne vit que grâce aux recettes de ses entrées. En 2008, une chute massive de la fréquentation, faisant passer le nombre journalier de visites de 100 à seulement 20, a bien failli entraîner la fermeture de l’établissement. Une attestation d’excellence sur l’incontournable Trip Advisor ainsi que des partenariats noués avec des tour-opérateurs ont permis de rétablir la situation.
Mieux, de nouvelles salles d’exposition sont en cours d’aménagement afin d’accueillir du matériel dormant dans les réserves. De quoi conforter les 25 personnes employées par le musée. Seul bémol : très peu de Cambodgiens en effectuent la visite, comme le déplore l’un des guides. Si le prix d’entrée est fixé à 5 $ pour les étrangers, le tarif de 1 $ appliqué aux locaux ne semble pas susciter d’attraction particulière.
Aucune visite scolaire n’est organisée, et la période n’occupe que très peu de place dans l’enseignement. D’où, certainement, ce manque de curiosité pour un passé récent méconnu et que l’on préférerait oublier. Pourtant, les informations délivrées par le musée sont importantes pour la compréhension du passé, pour la vie quotidienne (une salle entière est consacrée aux mines et au danger qu’elles représentent encore) ainsi que pour le futur. S’arrêtant longuement devant des photos montrant des enfants-soldats, Sinarth explique le processus de lavage de cerveau dont ils ont été victimes.
Le vétéran met en garde contre une pratique encore utilisée : « Vous pensez que ces cas d’enfants-soldats sont rares et appartiennent à un autre temps. Et bien non : des jeunes âgés de 12 ans, 10 ans, parfois moins, se battent encore aujourd’hui en Irak, en Afghanistan, en Syrie, ou aux côtés de Boko-haram. Des mines antipersonnel sont encore posées chaque jour dans des zones de conflit. Si la visite de ce musée peut permettre à quelqu’un de haïr la guerre et ses conséquences, alors ma mission aura été accomplie ».
War Museum Cambodia,
Kaksekam Village, Commune de Sra Nge
Siem Reap
Ouvert tous les jours de 8 h à 17 h 30.
Tarif : 5 $ pour les visiteurs étrangers, 1 $ pour les visiteurs cambodgiens.
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