C’est en plein cœur de la campagne cambodgienne, entre les temples d’Angkor et celui de Bantei Srey, que Oum Sophea Pheach et Patrick Gourlay ont installé leurs ateliers. Depuis 20 ans, le couple s’est investi dans la culture d’une soie très particulière, faisant revivre une tradition millénaire menacée de disparition.
Dans l’ombre du vaste bâtiment, les rires des tisserandes se mêlent au rythme régulier des métiers à tisser. Traversant le toit, un rai de lumière perce la pénombre et se pose sur un amoncellement de fils de soie, fruit d’un processus aussi long qu’exigeant requérant plusieurs années d’efforts.
En perpétuant la culture de la soie dorée, Sophea et Patrick ont délibérément choisi une voie difficile, chronophage et coûteuse. Implantée en Asie depuis des temps immémoriaux, la sériciculture a connu au Cambodge son apogée sous l’empire khmer, comme en témoignent bas-reliefs et sculptures.
Les visiteurs se rendant à la Golden Silk Farm peuvent à ce titre admirer, lunettes 3D vissées sur le visage, une série de photographies faisant ressortir toute la finesse des tenues arborées à cette époque, fidèlement retranscrites dans la pierre angkorienne par la main délicate des artistes.
« Nous avons une grande bibliothèque sur les étagères de laquelle reposent des dizaines de livres sur Angkor, précise Patrick. Nous arpentons aussi les musées et, bien sûr, les temples. C’est dans l’histoire que nous puisons notre inspiration lorsqu’il s’agit de choisir les motifs. Les techniques mises en pratique sont quant à elles identiques à celles de l’époque. Il aura fallu pour cela construire nous-même les principaux outils tels que les métiers à tisser ou les rouets. »
« Nous nous sommes tellement battus pour restituer la splendeur de l’art royal khmer du tissage ! ajoute Sophea. Quelle que soit la technique utilisée, nos artistes donnent leur amour à chaque étape. L’énergie et la spiritualité sont au cœur de toutes nos réalisations. »
Tout pour le bombyx mori polyvoltin
Mais avant que les fils ne parviennent sur le métier, une série d’étapes particulièrement longues est nécessaire afin d’obtenir la précieuse matière. Tout, ici, est réalisé sur place, de l’élevage des vers au tissage des soieries qui trouveront leur place parmi les garde-robes les plus luxueuses, en passant par les processus de dévidage, de coloration et de filage.
Objet de toutes les attentions, le cocon doré, seule et unique variété de bombyx utilisée, se montre certes fragile et exigeant, mais permet aussi de produire les fils les plus beaux et les plus fins. « Le “bombyx mori polyvoltin” est une espèce endémique, adaptée à notre climat, explique Sophea. Le fil obtenu est d’une qualité et d’un toucher exceptionnels, mais il est dix fois plus court que celui de la soie blanche produite dans les pays tempérés. Ce qui exclut la mécanisation de son dévidage et renchérit donc considérablement son prix. »
Préoccupations sociales et environnementales
Rien n’est laissé au hasard pour le bien-être de cet hôte, à commencer par sa nourriture préférée, le mûrier. 12 hectares sont consacrés à l'unique aliment du ver à soie, culture effectuée sans l'apport d'aucun engrais ni insecticide chimiques.
Pour Sophea, cela fait partie intégrante de la démarche de l’entreprise. « Nous avons signé un accord avec Kulen Elephant Forest qui nous offre gracieusement les bouses qui nous servent d’engrais naturel. Nous produisons toute notre électricité ainsi que notre propre biogaz, que nous utilisons pour nos teintures naturelles. Récemment, nous nous sommes lancés dans un nouveau challenge qui consiste à protéger une forêt qui s’étend sur une surface du double de celle de notre plantation. Pour ce faire, nous venons de créer "Angkor Open Air" où nous allons développer des activités de plein air et de découverte de la flore sauvage locale. » Aux préoccupations environnementales s’ajoutent les préoccupations sociales : « Nous employons plus de 80% de femmes, qui peuvent venir au travail avec leurs enfants. Nous avons aussi un magasin coopératif où nos employés peuvent acheter en payant en fin de mois. »
Là où le beau a plus de valeur que le grand
Exilée en France, dans la région de Colmar, afin d’échapper aux Khmers rouges, Oum Sophea s’est engagée très jeune auprès des réfugiés cambodgiens. « Volontaire à 23 ans dans les camps à la frontière thaïlandaise, j’ai côtoyé, découvert et aimé le Cambodge profond. J’ai vécu avec ces visages encore souriants dans la plus grande détresse. »
« J’ai été touchée par l’extrême générosité d’un peuple démuni qui n’a rien mais donne tout »
« Rien ne me destinait particulièrement à travailler dans le domaine de la soie, hormis un sarong de ma grand-mère qui a fait le tour du monde dans notre exil familial. Lorsque j’ai été embauchée, au tout début des années 2000, comme directrice du Centre National de la Soie, j’ai réalisé que le chemin était long et que les efforts pour redonner à la soie khmère sa beauté, sa dignité et son prestige nécessitaient d’aller plus loin que de répéter ce qui avait survécu. Pendant 20 ans, je me suis donc consacrée avec mon équipe à retrouver le chemin perdu de la splendeur des soieries d’un ancien temps, où le beau avait plus de valeur que le grand. »
Soie d'empire et sceau royal
La crise du Covid aura, comme un grand nombre d’entreprises, fortement impacté Golden Silk. Pourtant, l’équipe n’a pas baissé les bras et s’est lancée dans un défi à la mesure de son talent. « Comme nous n’avions plus de nouvelles commandes, nous avons laissé aller notre imagination et avons décidé de réaliser une œuvre monumentale qui allierait différentes techniques de tissage : du jamais vu ! Cette œuvre monumentale représente le Sceau Royal du Cambodge. Nos artistes travaillent depuis plus de deux ans dessus, et nous avons créé de nouveaux outils et instruments pour rendre possible cet exploit. Il nous faudra encore plus d’une année pour tisser ce chef-d'œuvre avec des mains expertes. »
Contempler l’avenir avec sérénité
Les œuvres réalisées par Golden Silk sont visibles un peu partout dans le monde, et ont même permis, grâce au maître costumier du Ballet Royal Sylvain Ly et son fils Keo, de remporter le 1er prix à la biennale de Saint-Étienne. Certaines pièces se trouvent actuellement dans des musées et différents projets sont en cours, notamment avec le Musée du Quai Branly à Paris pour une exposition itinérante qui voyagera au Louvre d’Abou Dhabi, à Tokyo et aux États-Unis.
« Pourtant, si des artistes internationaux, quelques têtes couronnées et des anonymes touchés par notre art portent nos soieries, celles-ci demeurent encore plus connues en dehors du Cambodge qu’à l’intérieur. Pour remédier à cela, nous avons l’ambition d’ouvrir un magasin-galerie à Siem Reap dans les mois à venir, ce qui permettra de combler notre déficit de notoriété au Cambodge. » En attendant, les rires des tisserandes et de leurs enfants continuent de résonner dans les ateliers.
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