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Photo du rédacteurRémi Abad

Archive & Siem Reap : Les derniers éléphants d’Angkor

Après avoir longtemps promené sur leurs dos les touristes visitant les temples d’Angkor, 14 pachydermes profitent d’une retraite bien méritée au pied du Phnom Kulen.

Du haut de ses deux mètres cinquante, Sambann contemple les visiteurs d’un œil curieux tout en faisant osciller sa trompe. Puis, tentée par la banane offerte, s’enhardit et s’approche, se saisissant délicatement de sa friandise, acceptant en guise de remerciement les caresses qui lui sont prodiguées.

Vue de près, la bête, imposante, trahit son âge avancé par sa peau ravinée et ses oreilles déchiquetées, qui ne cessent de battre l’air. À plus de 70 ans, la doyenne du troupeau coule une fin de vie paisible, entre bains et promenades dans les 445 hectares de terrain qu’elle partage avec ses congénères. Les 14 éléphants ont élu domicile dans ce lieu qui leur est entièrement consacré, sous l’œil attentif de l’équipe du Kulen Elephant Forest.

Sambann, la doyenne du troupeau
Sambann, la doyenne du troupeau

Retour à la nature

Il aura fallu plus de huit mois afin d’aménager le terrain, creuser les bassins, tracer les sentiers et monter planche par planche la gigantesque structure traditionnelle en bois abritant les visiteurs du rude soleil cambodgien. Lorsque tout fut prêt, le troupeau, qui logeait autrefois à proximité du Phnom Bakheng, a entamé la longue marche le menant vers son nouveau domicile. Les plus âgés, dont Sambann, ont eu droit à un trajet en camion, tandis que les autres suivaient à pied. Depuis, chacun semble avoir pris ses marques, retrouvant les petites habitudes et les affinités caractérisant la vie sociale des pachydermes. « Nous avons eu beaucoup de chance de trouver ce terrain, qui n’est qu’à 35 kilomètres des temples d’Angkor. De grands espaces traversés par une rivière, une forêt fabuleuse mêlée à des étendues dégagées, l’absence de mines et la tranquillité du lieu sont autant de critères pour que tous les éléphants puissent s’épanouir dans les meilleures conditions », se félicite David Piot, cofondateur de la structure.

Insertion en douceur

Le projet Elephant Kulen Forest a été initié en 2016, mais la recherche d’un terrain adéquat, son aménagement ainsi que la logistique permettant à ses 14 pensionnaires de s’épanouir auront demandé du temps et de l’investissement. Cinquante personnes veillent sur les pachydermes, qui nécessitent non seulement soin et attention, mais aussi quelque trois tonnes de nourriture par jour.

« Nous avons passé un accord avec le village où nous nous sommes installés, qui nous fournit quotidiennement les végétaux dont raffolent les éléphants, bananiers, herbe, canne à sucre… », précise David Piot.

« Nous faisons tout pour que la présence des animaux ne nuise pas aux personnes vivant alentour. Nous effectuons régulièrement des campagnes de reboisement afin de remplacer les arbres endommagés par les éléphants. Des patrouilles de gardes veillent à la préservation de la biodiversité en empêchant braconnage et coupe illégale de bois précieux. La réserve des éléphants constitue en outre un précieux réservoir d’emplois tout en offrant des possibilités d’apprentissage dans différents domaines ».

David Piot, cofondateur du Kulen Elephant Forest
David Piot, cofondateur du Kulen Elephant Forest

« Passer à autre chose »

Assurer une retraite paisible à un troupeau de 14 éléphants représente un défi de taille, qui n’aura pas intimidé David Piot. À 23 ans, le jeune homme semble avoir déjà vécu plusieurs vies, toutes aux antipodes de son activité d'aujourd'hui. Jusqu’à l’âge de 12 ans, ce Franco-cambodgien, « fils d’aubergiste » comme il se définit lui-même, grandit à Siem Reap. Il arpente les rues pas encore goudronnées de la ville, dont les habitants déambulent en sarong au milieu des enseignes dessinées à la main. Vient le temps des études, en Europe et en Suisse dans un premier temps, puis aux États-Unis, où il se spécialise dans la finance. « Adolescent, dans un reportage sur France Télévision suivant des individus aux profils atypiques, j’ai entendu pour la première fois la phrase qui définit aujourd’hui ma façon de vivre la vie :

« Va où tu as peur »

À 15 ans, ce moment qui peut sembler insignifiant me pousse à affronter tous les défis. J’étais mauvais en maths ; devant une copie raturée et tachetée de zéros, j’ai décidé d’en faire ma spécialité.

Ce défi, je l’ai suivi jusqu’aux États-Unis pour finir diplômé en économie et finance, en route pour réussir un master à Londres, dans le même domaine, au sein d’une des universités les plus réputées du monde. Mais lors d’un stage entre ces deux étapes, je réalise que ce défi n’était devenu que routine, que je n’avais plus peur, à part la peur d’une vie banale, perdue derrière un écran d’ordinateur sous la lumière blanche des ampoules halogènes. Je me suis trouvé un nouveau défi, abandonner le confort d’une vie trop prévisible pour rentrer tendre la main au pays de mon enfance, et me reconnecter avec un rêve de gosse. Le chapitre de la finance était clos : il était temps de passer à autre chose ».

Une transition radicale

Cet « autre chose », il le trouve au Cambodge, comme une évidence. « Enfant, j’aimais dîner avec les adultes, des personnes exceptionnelles venaient raconter des histoires extraordinaires, que je voulais vivre moi aussi. Je souhaiterais pouvoir raconter à mes enfants le même genre d’histoires que me racontaient mes parents et leurs amis, pour leur donner goût à l’aventure. Et puis, après toutes ces années d’études, j’avais vraiment besoin d’une bonne cure de détox ! ».

Reprenant les rênes de la société organisant les promenades à dos d’éléphants dans l’enceinte des temples, décidé à rompre avec cette coutume de plus en plus décriée, il parcourt alors la campagne cambodgienne à la recherche du terrain idéal. Il le découvre non loin du village de Bos Thom, et reçoit l’appui des autorités compétentes.

« Tout le monde m’a aidé dans mes démarches et a contribué à me faciliter la tâche, le ministère de l’Agriculture, le Département des forêts, l’organisme APSARA… Tout est allé très vite grâce à eux. Nous avons aussi recueilli le support, les avis et les conseils de spécialistes internationaux et de personnes déjà engagées dans la protection des éléphants au Cambodge ».

Leanne Wallace, manager du site, veille sur ses pensionnaires
Leanne Wallace, manager du site, veille sur ses pensionnaires

Trouver le juste équilibre

Seule une poignée de sanctuaires pour éléphants a vu le jour dans le pays, bien loin des dizaines de parcs et attractions touristiques existant en Thaïlande. Le sujet est sensible : conjuguer conservation de l’espèce, bien-être animal et sécurité du personnel et des visiteurs tient parfois du casse-tête. À l’heure des réseaux sociaux, les passions se déchaînent et frôlent parfois la caricature, souvent par manque de connaissance. Pour David Piot,

« Il est important de trouver le juste milieu entre le contrôle humain et le bien-être animal. La liberté du choix est importante pour la santé mentale de l’éléphant, car sa vie sociale et émotionnelle joue beaucoup sur son bien-être général »

« Par contre, si les animaux sont trop livrés à eux-mêmes, le lien se perd entre eux et les êtres humains, ce qui nous empêche de les soigner et de leur garantir une bonne longévité. L’assistance médicale aux éléphants peut prolonger leur espérance de vie de 30 ans ». L’attrait mercantile de certains sanctuaires crée un climat difficile où la poursuite d’intérêts commerciaux nuit à la conservation.

A contrario, les sanctuaires où les éléphants sont laissés sans activité connaissent aussi leur lot de drames : « La plupart du temps, ces “sanctuaires” n’abritent que des femelles, pas de mâles, qui sont beaucoup plus difficiles à gérer et tombent au moins une fois par an en musth, une période allant de 2 à 3 mois, où leur testostérone est multipliée par 60 et où ils attaquent tout ce qui bouge : congénères, hommes et autres animaux », souligne Pierre-Yves Clais, agissant depuis plusieurs années pour la sauvegarde des éléphants au sein de l’association Airavata, fondée avec sa femme Chenda. Établi dans le Ratanakiri, le couple tente de perpétuer le lien qui unit depuis des millénaires cet animal aux Cambodgiens, dans le plus grand respect de la tradition.

Une espèce menacée

Entre 300 et 600 éléphants vivraient encore à l’état sauvage au Cambodge, principalement dans les provinces des Cardamomes, du Mondulkiri et du Ratanakiri. La déforestation, la réduction de leur milieu naturel et l’utilisation massive de produits chimiques nocifs menacent chaque jour un peu plus la survie de l’espèce. Le braconnage, s’il semble s’être réduit au cours de la dernière décennie, reste malheureusement toujours pratiqué. La découverte d’un cadavre d’éléphant dans la réserve naturelle de Keo Seima, défenses sciées, en février 2019 confirme cette menace. « Ces animaux sont pourtant l’un des symboles les plus forts et les plus anciens du Cambodge », souligne David Piot.

Pourrait-on imaginer les temples d’Angkor sans les associer aux éléphants ? 
Éléphant du Mebon, sur le site d’Angkor
Éléphant du Mebon, sur le site d’Angkor

Le Cambodge, royaume des éléphants

Depuis les temps les plus reculés, une symbiose exceptionnelle s’est installée entre l’homme et cet animal si particulier. Figure révérée tant pour sa force que sa sagesse, élevée au rang de divinité par les hindouistes sous l’apparence du dieu Ganesh et d’Airavata, monture d’Indra, l’éléphant a contribué à la grandeur du royaume angkorien. Animal de guerre, comme en témoignent les nombreux bas-reliefs illustrant des scènes de combat, le puissant animal a aussi été abondamment utilisé lors de la construction des temples. Sans oublier son rôle d’apparat.

Le Palais Royal de Phnom Penh abritait autrefois une centaine de pachydermes qui, jusque dans les années 1960, sortaient se baigner dans le Mékong avoisinant

Parmi ceux-ci, la présence du grand éléphant blanc symbolisait paix et prospérité pour le royaume, donnant lieu à de nombreuses légendes toujours contées par les anciens. Aujourd’hui, le départ des derniers éléphants d’Angkor marque une transition symbolique dans la place socioculturelle qu’occupe cet animal au Cambodge.

À Koh Ker, le monument dédié à l’éléphant blanc reçoit encore les hommages de la population
À Koh Ker, le monument dédié à l’éléphant blanc reçoit encore les hommages de la population

Une multitude de projets

Seulement 75 bêtes vivent actuellement en captivité dans le royaume, bénéficiant de soins leur garantissant une espérance de vie pouvant atteindre les 80 ans. Offrant plusieurs forfaits découverte à ses visiteurs, les responsables du Kulen Elephant Forest comptent sur la fréquentation de leur site pour garantir la pérennité de cette entreprise sociale. « Nous n’allons pas nous arrêter là, même si les effets de l’épidémie de coronavirus provoqueront sans aucun doute un report de nombreux projets », confesse David Piot. « Une clinique sera aménagée sur place pour assurer les soins les plus complexes et délicats, tandis qu’une autre clinique, mobile cette fois, pourra sillonner le Cambodge afin d’intervenir auprès des populations les plus reculées.

De nouveaux chemins seront aménagés, des pépinières plantées, des programmes d’éducation élaborés et des huttes seront construites afin de permettre aux visiteurs et aux bénévoles de passer la nuit sur place. Malheureusement, la chute de fréquentation pourrait nous faire perdre facilement plus d’une année ».

Encore un défi à relever pour David Piot, profondément attaché au Cambodge : « Ce pays, je l’ai dans le sang, j’en ai connu les bas comme les hauts et rien ne m’empêchera de continuer à partager son destin ».

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