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Photo du rédacteurCoin gourmand

Siem Reap & Gastronomie : Un dîner à la table de l’Histoire

Cela fait presque un siècle que le Grand Hôtel d’Angkor dresse sa silhouette en plein cœur de la ville. Quatre-vingt-douze ans, plus précisément. Inauguré en 1932, le Raffles a depuis traversé les turpitudes de l’Histoire, a connu son lot de gloire et de drames, et s’est imposé dans la ville de Siem Reap comme véritable et vénérable institution. L’un de ses deux restaurants, le bien nommé « 1932 », offre un voyage à travers le temps, que nous avons décidé d’emprunter.

Vue depuis les Jardins Royaux, l’imposante façade du Raffles a de quoi impressionner. Perceptible dès le premier coup d’œil, ses influences art déco lui donnent immédiatement un côté suranné, et par là même plein de charme. Qu’il s’agisse de la typographie des lettres composant les mots Grand Hôtel d’Angkor, de l’uniforme d’époque des portiers ou encore de l’ascenseur de bois et de ferronnerie ouvragée, tout évoque une époque où le voyage était une notion bien différente de celle d’aujourd’hui.

Royales recettes

Inauguré en 2019, le restaurant, qui complète l’offre déjà vaste offerte par l’établissement, propose une gastronomie résolument cambodgienne. La base de ses menus se trouve directement inspirée par la cuisine royale. Inspirée n’étant pas le mot juste : Ce sont les recettes du roi Norodom Sihanouk qui ont permis au Raffles Singapour d'accéder à la demande du roi de gérer les deux propriétés historiques. Autre privilège concédé : les assiettes et couverts sont ornés des armoiries royales. Avant même d’entamer le repas, l’ambiance est posée.

Sous le parrainage du roi Monivong Sisowath

Ordonnés sous forme de véritables capsules temporelles, les quatre menus prennent chacun comme thématique une époque marquante pour le Cambodge. Un texte descriptif permet de situer le contexte historique national, tout en relatant le destin de l’hôtel qui a été, dès sa création, intimement lié à celui du Royaume. Optant pour le menu 1930’s, nous embarquons vers la genèse du Grand Hôtel d’Angkor, dans un entre-deux-guerres marqué par l’essor d’un tourisme huppé, avant que le maelstrom mondial ne se déchaîne.

Socheata, la dame des vins

Socheata, la sommelière résidente, présente le menu tout en contant quelques anecdotes historiques. Veillant sur plus de deux cents bouteilles, dont un Château Petrus 1970 constitue la pièce maîtresse, cette femme de cœur et de passion se montre intarissable sur ses crus. Terroirs, cépages, vignerons (et vigneronnes) n’ont aucun mystère pour cette autodidacte ayant remporté plusieurs récompenses. « Aucune école de sommellerie n’est disponible au Cambodge. Ce sont les sommeliers du Raffles, les commerciaux, les livres, mais aussi nos invités qui m’ont enseigné tout ce que je sais à présent » déclare Socheata dans son cellier, radieuse au milieu des murs tapissés de bouteilles. Sur une table repose un exemplaire du rare et précieux « Le nez du Vin », de Jean Lenoir, synthétisant dans ses petites fioles la majorité des arômes exhalés par le divin nectar. En ce qui concerne les accords mets-vins, nous savons être entre de bonnes mains.

Le sourire d’un Chef

Après avoir visité la cave, le retour à table promet de nouvelles aventures culinaires. Entre le poisson-vapeur et la côtelette d’agneau grillée, le sous Chef Dorn Doeurt vient vérifier que le repas se déroule sous les meilleurs auspices. Cet homme au sourire inoubliable présente ses plats avec une fierté mêlée d’un zeste d’appréhension : ses nouveaux menus viennent tout juste d’être élaborés. Issu de la toute première promotion de l’école d’hôtellerie et de restauration Paul Dubrule, celui que l’on surnomme « Chef DD ». Le chef n'a été stagiaire au Raffles que pendant un mois en 2022. Il est ensuite revenu en octobre 2019 en tant que sous-chef exécutif.

Tout comme Socheata, le cuisinier se révèle habité par son métier, raconte la spécificité des épices cambodgiens et l’art de les accommoder, la richesse de la gastronomie khmère, des campagnes aux tables royales, et nous confie que ses plats favoris sont la soupe de homard et l’Amok Trey. S’excusant dans un dernier éclat de rire, DD part rejoindre son équipe en cuisine, qui totalise 35 personnes, soit une véritable petite armée à gérer.

Montrer le meilleur de la gastronomie cambodgienne

Il serait très certainement vain de tenter de décrire les six plats qui, en se succédant, font de ce dîner un repas d’exception. Tel en est, justement, le but, comme l’a déclaré Dorn Doeurt : « Je suis originaire de Siem Reap, et toute ma famille cuisine. Si la gastronomie cambodgienne peut atteindre des sommets, il faut pourtant reconnaître qu’elle demeure nettement moins connue que celle des pays voisins. De nombreuses personnes assises autour de nous découvrent pour la première fois les saveurs locales. Nous avons donc le devoir de placer le curseur très, très haut. »

Retour vers les années 1930

Avant de sortir de table et finissant un verre de porto, convoquons un instant l’esprit des années 1930. Après tout, c’est lui qui a guidé notre menu. C’est à l’aube de cette décennie que les premières pierres du Grand Hôtel d’Angkor ont été posées, sous le regard attentif de l’architecte-urbaniste Ernest Hébrard, à qui l’on doit la planification des rues d’Hanoï, le musée Louis Finot ainsi que l’église des Martyrs, dans la même ville. Reprenant quelques codes de l’architecture indochinoise, le Grand Hôtel ressemble néanmoins à un palace de la Riviera, égaré à quelques kilomètres d’Angkor Vat. À cette époque, pourtant marquée par les contrecoups de la crise de 1929, se développe une forme de tourisme chic, décuplé par une soif inextinguible d’exotisme. Aux premiers témoignages de Mouhot ont succédé des écrits de plus en plus précis concernant une civilisation angkorienne encore nimbée d’une aura mystérieuse. En 1931, les organisateurs de l’Exposition Coloniale n’avaient pas hésité à recréer de toutes pièces une partie d’Angkor Vat, pour le plus grand plaisir des huit millions de visiteurs. Certains, désireux d’en savoir plus, ont franchi les océans pour venir admirer le temple et la centaine d’autres monuments qui l’entourent.

Le Grand Hôtel, un destin fusionnel avec la Grande Histoire

La ville de Siem Reap, porte d’entrée des temples, n’était alors qu’une modeste bourgade, ne disposant que d’offres d’hébergement limitées. Les archives, étonnamment précises à ce sujet, révèlent une moyenne de trois mille visiteurs par an, empruntant la voie maritime ou les nouvelles lignes aériennes encore balbutiantes. Les ruines rongées par la jungle ne constituaient malheureusement pas l’unique attrait des premiers touristes, qui pouvaient aussi s’adonner à de gigantesques parties de chasse. Aventuriers, membres du Gotha, politiciens et stars du cinéma (dont l’immense Charlie Chaplin) se côtoyaient dans l’un des deux hôtels de la ville, le Grand Hôtel et le Bungalow des ruines. Guidés par le très mondain archéologue Victor Goloubew, ces hôtes ont marqué les lieux de leur empreinte tout en popularisant la destination d’Angkor. Il conviendrait aussi de consacrer quelques lignes à un certain Alfred Messner, directeur des deux établissements précédemment cités. Son management et ses nombreuses initiatives pour faire de Siem Reap une destination touristique de premier plan ont contribué à profondément modifier le visage de la ville.

Autres temps, autres menus

À cette époque épique succéderont d’autres pages de grandeur et d’apocalypse, auxquelles sera mêlée la Grande dame, surnom affectueusement donné au Raffles. Feuilleter le menu nous fait ainsi faire un saut vers les années 1950 (« La grande renaissance », menu végan), les années 1960 (« L’âge d’or », évocation d’un paradis perdu dans lequel prédominait l’espoir) et, enfin, la décennie 1990 et son menu « Grand héritage du Raffles ». Chacun d’entre eux évoquera d’autres saveurs, d’autres palettes gustatives et d’autres destins. Mais ceci est une autre histoire…

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