Sa disparition, le mois dernier, a suscité un vif émoi. Parmi les archéologues de l’École française d'Extrême-Orient, dont il était associé, mais aussi parmi toutes les personnes que Damian Evans a côtoyées durant près de deux décennies passées à arpenter un Cambodge qui n’a jamais cessé de le fasciner.
Au début des années 2010, ses recherches menées grâce à la technologie du LiDAR ont laissé entrevoir une cartographie inédite de la civilisation angkorienne, le plaçant par la même occasion sous le feu des projecteurs. Retour sur la carrière et les recherches d’un découvreur des temps modernes parti bien trop tôt.
Dernier hommage
Une ambiance morose règne dans les locaux de l’EFEO, en cette fin d’après-midi pluvieuse. Dans le bureau de Damian Evans, resté ouvert afin de lui permettre un dernier hommage, les fleurs voisinent avec un livre d’or aux pages noircies de témoignages. Sur la table, disposées par l’équipe du centre, des cartes multicolores s’étalent, dénudant la forêt pour révéler des structures jusqu’alors ignorées. Le regard s’attarde à reconnaître là Angkor Vat, ici le Preah Khan de Kompong Svay, ou encore Mahendraparvata, première cité du royaume khmer unifié par le roi Jayavarman II à l’aube du IXe siècle.
La carte et le territoire
Cartographier sites et vestiges a toujours été l’une des préoccupations majeures des archéologues. Damian Evans s’est montré en cela le digne successeur de Lunet de Lajonquière qui, le premier, avait dressé avec les moyens de son époque un Inventaire descriptif des monuments du Cambodge qui, longtemps, fit autorité. Puis vint le temps de la prospection aérienne. Les deux hydravions mobilisés en 1935 par Victor Goloubew, décollant du Baray occidental pour survoler les temples, avaient suscité un engouement éditorial sans précédent. Il faudra attendre l’arrivée du LiDAR pour retrouver une telle couverture médiatique, et pour cause : l’utilisation de ce procédé permettait enfin de percer les mystères jusqu’alors jalousement occultés par la jungle.
« Des images insoupçonnées d’un espace que nous pensions pourtant bien connaître »
Début 2012. Damian Evans, jeune archéologue australo-canadien, s’apprête à lancer le projet KALC, première campagne de cartographie utilisant le LiDAR. Monté sur hélicoptère, cet instrument de mesure permet un balayage laser de haute précision sur d’immenses distances, permettant de « voir » à travers la canopée. Fonctionnant sur le même principe que le sonar, les impulsions laser sont envoyées en assez grande quantité pour que certaines se faufilent entre les faibles interstices du feuillage. Les variations de résonance sont ensuite interprétées afin de révéler toute anomalie du terrain. « Pour un spécialiste de la cartographie tel que l’était Damian, cette technologie ouvrait des horizons extrêmement prometteurs », raconte Dominique Soutif, archéologue et épigraphiste, qui fut le responsable administratif de cette campagne. « Les résultats d’une prospection archéologique menée dans la jungle de Belize avaient piqué sa curiosité et l’ont poussé à se démener pour trouver les financements adéquats. À cette époque, Damian travaillait avec Christophe Pottier sur le Greater Angkor Project, ainsi qu’avec Jean-Baptiste Chevance. Tous ont immédiatement perçu les bouleversements qu’allait engendrer le LiDAR et ont défini des zones d’acquisition. Puis l’hélico s’est envolé, a recueilli méthodiquement les données topographiques d’Angkor Vat, Koh Ker et Phnom Kulen. Une fois traités, ces relevés ont fait jaillir les images insoupçonnées d’un espace que nous pensions pourtant déjà bien connaître. »
Un « avant et un après » LiDAR
Jean-Baptiste Chevance, qui rencontra Damian Evans au début des années 2000, a été amené à collaborer avec lui dix ans plus tard sur le projet CALI. L’archéologue de l’ADF Kulen était parvenu à lever des fonds pour inclure une prospection de ces hauteurs chargées d’histoire. Juste avant le déploiement du LiDAR, les deux compères avaient effectué la prospection pédestre d’une vaste zone, à l’ouest de Kbal Spean et Angkor Thom. « Cinq jours en milieu forestier plus ou moins dense, avec un camp de base et une équipe d’une dizaine de personnes, logisticien, guide local, rangers du parc national, démineur, archéologues de l’Apsara… Chaque jour un objectif, avec une ascension difficile vers les points hauts de ce massif, et…. aucun résultat ! Nous en plaisantions encore souvent, car c’est sans doute l’une des plus infructueuses missions archéologiques que l’on ait mené dans la région ! Au-delà des objectifs archéologiques, cette prospection dans des conditions difficiles nous a rapprochés avec de bons souvenirs, parfois a posteriori… Je revois encore Damian déshydraté, buvant dans un filet d’eau croupie, nos réserves étant épuisées. Cette déconvenue archéologique a largement été compensée par le projet Lidar et ses résultats. »
« La cité enfouie sous la jungle »
L’une de ces révélations fit la Une de nombreux journaux. Au sommet des monts Kulen se dressait Mahendraparvata, capitale bâtie par Jayavarman II. Si les principales structures étaient connues des archéologues, l’exploration aérienne menée par Damian Evans a montré, à leur grande surprise, une étendue urbaine de très grande envergure.
« La nouvelle a été tellement retentissante qu’elle a très vite dépassé le simple auditoire des archéologues pour atteindre le grand public, se souvient Brice Vincent, archéologue et responsable du centre de l’EFEO.
Même si les titres se sont montrés parfois racoleurs, une telle couverture médiatique a permis de faciliter la levée de fonds pour une deuxième campagne, qui s’est déroulée trois ans plus tard. » « Cette découverte a été extrêmement médiatisée et le cliché de la “ville perdue sous la jungle” a été exploité par la presse, rappelle Jean-Baptiste Chevance. Pas vraiment perdue car identifiée depuis les années 1930… Cela nous a donné l’occasion, à Damian et moi-même, d’apprendre par la suite à gérer cet aspect du travail. »
Une incroyable vision d’ensemble
Au total, trois campagnes de grande ampleur ont été menées, donnant naissance à une cartographie d’une inestimable valeur. « Le LiDAR a permis d’acquérir une vision d’ensemble qui manquait aux chercheurs, rappelle Brice Vincent. Les interconnexions entre les différents sites, les canaux, les zones de cultures et les îlots urbains, les routes et les carrières, tout apparaissait comme par magie sous nos yeux. » « Cela a été une surprise de taille de visualiser ce réseau urbain orienté et de grande taille, liant les sites connus entre eux.
Au Phnom Kulen, des années de vérifications sur le terrain ont suivi, de 2012 à 2017, période pendant laquelle nous avons collaboré pour repérer ces vestiges sur site. Nous avons aussi réorienté nos fouilles en nous concentrant sur ces vestiges : digues, bassins, tertres, cela sur plusieurs campagnes, dont les études sont toujours en cours et les publications à venir » précise J.B. Chevance. « Damian était très doué avec un ordinateur entre les mains, poursuit Dominique Soutif. Car faire voler un hélicoptère au-dessus des sites ne suffit bien sûr pas : il faut ensuite interpréter les données, les passer au tamis des algorithmes et, surtout, aller vérifier sur place. Une anomalie sur le terrain, comme un monticule par exemple, n’est peut-être au final qu’une simple termitière. En l’espace de quelques années, les avancées permises par le trio Pottier, Chevance et Evans ont été sans précédent pour cette zone, berceau de la civilisation angkorienne. »
Chercheur fédérateur…
Au fil des entretiens se dévoilent les qualités d’un homme qui laisse derrière lui un grand vide. Outre l’importance de ses travaux pour la communauté entière des chercheurs, avec lesquels il collaborait avec plaisir, il était aussi investi auprès d’autres publics. Ne se lassant jamais de partager ses connaissances, Damian Evans s’était entouré d’étudiants tout autant passionnés que lui, à même d’assurer sa succession dans les prospections en cours et à venir.
Sa soif de partage s’était aussi illustrée au cours de conférences organisées avec Dominique Soutif, qui ont donné l’occasion de transformer les deux collègues en véritables amis. « Nous partagions la même vision des choses, et il avait en plus un humour irrésistible. Ce qui ne l’empêchait pas de jongler avec des budgets de plusieurs centaines de milliers d’euros avec la plus grande rigueur, tout en gérant plusieurs équipes. C’était quelqu’un de bien. De vraiment bien. »
Pour J. B. Chevance, « Damian, en plus des compétences professionnelles mentionnées plus haut, a toujours fait preuve d’une très grande capacité à communiquer en s’adaptant à son audience : collègues, grand public, institutions… En présentations, conférences et autres documentaires, il avait cette qualité de tout simplement très bien expliquer, à l’écrit comme à l’oral. C’était aussi une personne qui aimait plaisanter et était très souvent de bonne humeur. »
…et inlassable vulgarisateur
Cette qualité de communiquant et de passeur de connaissances a contribué à faire de Damian Evans une voix familière, image du savant cool et incollable, visage souriant et décontracté d’une discipline empreinte de rigueur. Sophie Biard, historienne de l’art et muséologue, avait été contactée par Damian en 2020. « Il voulait qu’on discute d’un projet d’exposition et tenait à ce que je me joigne à lui. Il avait besoin d’une spécialiste des collections du Cambodge afin d’articuler les œuvres au schéma narratif de ce qui deviendra “Angkor, The Lost Empire of Cambodia”. Cette exposition itinérante, qui rassemble 120 sculptures et artefacts, continue d’attirer des milliers de visiteurs. Une partie est consacrée à la technologie LiDAR, avec des cartes interactives des principaux monuments. Nous étions tous deux commissaires de cette exposition, et il était très fier du résultat. C’était aussi quelqu’un qui réfléchissait beaucoup aux aspects éthiques et théoriques du partage de la recherche, comme en témoigne la vaste littérature qu’il a produite. Il nous manque beaucoup. »
Quelques jours après sa disparition, une cérémonie lui a rendu hommage en la pagode de Wat Enkosei, voisine de l’EFEO. Le chant des moines et les fumées d’encens se sont élevés vers le ciel, terrain de jeu si cher à un homme qui rejoint les plus grands noms de l’École française d'Extrême-Orient.
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