La deuxième édition du festival du film francophone s’est ouverte avec la présentation du film Apsara dans une version restaurée. Premier long-métrage de Norodom Sihanouk, le film de 1966 constitue un précieux témoignage et une œuvre singulière.
Le mot « FIN » s’affiche sur l’écran. Les lumières se rallument et les applaudissements fusent pour saluer l’irréprochable travail de restauration effectué par le prince Sisowath Thomico. Pendant près de deux heures, les images qui ont imprégné la rétine des spectateurs auront procuré leur dose de rire, d’émotion et de nostalgie devant cette réalisation marquante à plus d’un titre. Si le scénario ne constitue pas le point fort d’un film non dénué d’une certaine candeur, le charisme de son actrice principale, sa musique et ses magnifiques scènes de danse justifient amplement le visionnage d’Apsara. Sans omettre la portée documentaire de ce témoignage vieux de 57 ans faisant revivre un Cambodge disparu, et pourtant encore si proche.
Pilote de chasse, le lieutenant Phaly (Sisowath Chivan Monirak) a grandi avec Kantha (Norodom Bopha Devi), danseuse du Ballet Royal. Profondément amoureux l’un de l’autre, la grâce et la beauté de la jeune femme attirent la convoitise du général Rithi, qui manifeste bientôt son désir de l’épouser.
Une certaine idée du Cambodge
Mélangeant la comédie, le mélodrame et le documentaire (l’une des premières scènes du film retranscrit une représentation de danse dans son intégralité), le long-métrage joue aussi un rôle de manifeste. Apsara n’est en aucun cas un film quelconque, mais la création d’un chef d’État passant derrière la caméra et ayant à cœur de montrer son pays sous l’angle le plus favorable qui soit. Des pilotes courageux affrontant, aux commandes de leurs MiG-17, un ennemi jamais nommé, mais bien présent, des travellings dans les larges avenues de Phnom Penh où l’on croise les réalisations architecturales de Vann Molyvann, la sagesse d’un chef militaire, la perfection des danseuses Apsara et la sorte de « Dolce vita » dans laquelle évoluent les protagonistes renvoient l’image d’un pays idéal, magnifiée par la photographie somptueuse du chef-opérateur et la finesse du format 35mm.
« Le héros de mes films n’est jamais un acteur, c’est toujours le Cambodge »
Première réalisation de Norodom Sihanouk, le film est l’œuvre d’un homme-orchestre aux talents protéiformes. Monarque à 18 ans, puis chef d’État, fin politicien, écrivain, peintre, saxophoniste, chanteur-compositeur, acteur et metteur en scène, il est difficile de trouver un domaine dans lequel ne s’est pas illustré ce personnage clé du XXe siècle. Une fois cela mis en perspective, Apsara prend un nouveau relief que complète le générique du film.
Crédité à la réalisation, au scénario, aux dialogues et au montage, Norodom Sihanouk dédie son film aux Forces Armées Royales Khmères et « sollicite l’indulgence des spectateurs pour la réalisation d’un simple amateur ». Simple amateur qui avait néanmoins déjà réalisé plusieurs courts-métrages (dont les bobines sont désormais perdues) et qui s’était entouré d’une solide équipe technique. Conquis par cette passion, Norodom Sihanouk poursuivra son parcours cinématographique jusqu’en 2006, réalisant une trentaine de longs-métrages avec des buts bien avoués : « Je voulais, et c’est toujours mon désir, montrer mon pays, son passé et son histoire contemporaine, sa culture, son peuple et exprimer mes sentiments à propos de certaines facettes de la vie de notre nation. […] Le héros de mes films n’est jamais un acteur, c’est toujours le Cambodge. »
Actrice et danseuse exceptionnelle
Il est pourtant, dans le film dont il est ici question, une héroïne tout aussi importante que le Cambodge lui-même. Ou, plutôt, qui l’incarne à merveille. Il s’agit, bien entendu, de la princesse Bopha Devi, dont la présence irradie l’écran. Âgée de 23 ans lors du tournage, la prima ballerina a déjà une longue expérience artistique derrière elle. Se produisant avec le Ballet Royal tant au Cambodge que lors des tournées mondiales les plus prestigieuses, la princesse s’était quatre ans plus tôt illustrée dans L’Oiseau de paradis, tourné au Cambodge par un certain Marcel Camus.
Faisant preuve d’une grande maîtrise dans son jeu d’actrice, la princesse symbolise toute la magie des Apsara, ces danseuses célestes dont les performances, qui confinent au sublime, sont le reflet vivant des bas-reliefs qui ornent le moindre centimètre des temples angkoriens. La projection du film n’en a été que plus émouvante avec la présence dans la salle de SAR Chansita Norodom, petite-fille de Norodom Sihanouk et fille de Bopha Devi.
Lecture rétroactive
Que reste-t-il, aujourd’hui, du film Apsara ? Impossible, avec nos yeux de 2023, de ne pas adopter un point de vue brouillé par les événements qui ont suivi. Difficile, par exemple, de voir les fiers avions de l’Armée de l’air bien alignés sur le tarmac de Pochentong sans songer à la terrible attaque de l’aéroport de janvier 1971 au cours de laquelle les T-28, MiG-17 et C-47 seront pour la plupart réduits en cendres. Difficile, aussi, de revivre ces « swinging sixties » sans penser aux lendemains qui déchanteront de la manière la plus dramatique qui soit.
Et, lorsqu’au détour d’une scène avec orchestre apparaît Sinn Sisamouth, comment ne pas s’émouvoir du sort de cet artiste, véritable symbole du renouveau musical des années 1960, emporté par le tourbillon de la guerre civile et vraisemblablement exécuté dans les jours qui ont suivi la chute de Phnom Penh ? Le scénario du film s’estompe alors au profit d’une vision documentaire et nostalgique, impression heureusement estompée par la scène finale qui ne manquera pas d’arracher un large sourire au spectateur.
Salle comble
Il aura fallu conjuguer les efforts du prince Sisowath Thomico et la volonté de l’Alliance française pour que cette projection ait lieu dans le cadre de la Biennale du film francophone. Ardent défenseur de la francophonie et membre fondateur de l’organisation, Norodom Sihanouk et son film avaient logiquement toute leur place au sein de la sélection, comme l’a déclaré André Ceuterick, curateur de cette seconde édition. Mais un lourd travail de restauration a dû être effectué au préalable sur la copie disponible, tâche menée à bien par Sisowath Thomico, en charge des Archives Audiovisuelles Royales.
L’organisation de la Biennale et la sélection des 13 films ont quant à elles demandé un long et coûteux travail de préparation de la part de l’Alliance française, qui a pour cela été épaulée par de généreux sponsors. Tandis que se déroulait la projection VIP dans une salle du Sofitel, une séance était organisée au cinéma Legend Heritage Walk, marquant l’inauguration de l’évènement.
Comment le public allait-il réagir à cette programmation ? Allait-il manifester de l’intérêt pour cette histoire d’amour datant de 1966, à l’heure des superhéros et des blockbusters formatés qui font aujourd’hui florès ? Dans la soirée, un coup de fil en provenance du Legend a suscité la joie des organisateurs. Bilan de la projection publique : salle comble, des spectateurs ayant même été refusés faute de sièges disponibles. Succès total, plaçant la suite de cette Biennale sous les meilleurs auspices. Et offrant au public de tous les âges, de toutes les nationalités, le plaisir de voir Bopha Devi esquisser des pas de dance qui resteront à jamais éternels.
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