Il avait frôlé la mort à plusieurs reprises en couvrant la guerre du Vietnam avec une audace démesurée, était parti très loin dans les jungles du Cambodge à la recherche de Sean Flynn - le fils de...Tim Page s'en est allé aujourd'hui, mercredi 24 août, laissant derrière lui un héritage incroyable et le souvenir d'un photographe de combat intrépide, authentique et flamboyant.
« Tim était un personnage unique avec qui j’aimais passer du temps, nous avions beaucoup ri ensemble lorsqu’il était venu au Cambodge documenter mon travail sur le handicap. Il était l’un des rares vrais photographes survivants et une véritable légende », confie Christopher Monko, Australien installé au Cambodge depuis plusieurs décennies, visiblement très affecté par la disparition de l’un de ses amis chers.
« La disparition de Tim est la fin d’une époque, c’est un jour infiniment triste », déclare Christopher, ajoutant avec sa franchise habituelle :
« Tim était un vrai photographe, un conteur, un type amusant et une vraie célébrité, contrairement aux gens qui cliquent sur des boutons numériques aujourd’hui et qui pensent tous (à tort) qu’ils sont des célébrités. C’est un monde étrange, dominé par l’ego, qui existe aujourd’hui. »
Vrai que Tim Page a suscité l’admiration de toute une génération de photographes et journalistes en captant de si près les affrontements de la guerre du Vietnam, n’hésitant pas à sauter dans les hélicoptères ou à se faufiler sans hésitation au cœur des combats.
Tim Page s’est rendu également célèbre pour avoir entrepris une quête de l’impossible : retrouver Sean, le fils de l’acteur Errol Flynn, disparu il y a plus de quarante ans avec ses appareils photo dans la jungle cambodgienne en compagnie de Dana Stone alors qu’il tentait d’approcher les Khmers rouges.
À propos
Tim Page naît à Kent en Angleterre en 1944. Fils d’un marin britannique tué au cours de la Seconde Guerre mondiale, il est placé en adoption alors qu’il est encore enfant. Il se souvient de son enfance dans la banlieue de Londres comme d’une période heureuse, mais à l’âge de dix-sept ans, il rêve déjà d’évasion et s’enfuit en quête d’aventure.
Il passe les années suivantes à voyager en Asie, subvenant à ses besoins par divers petits boulots, notamment cuisinier et vendeur d’ampoules électriques.
Mais il passe le plus clair de son temps à rechercher de nouvelles aventures. En peu de temps, Page se familiarise avec les cultures traditionnelles des pays d’Asie du Sud-Est.
Ses voyages l’amènent au Laos, où la guerre civile fait rage entre les guérillas communistes et le gouvernement soutenu par les États-Unis.
Peu après son arrivée dans ce pays déchiré par la guerre en 1964, il devient photographe indépendant pour United Press International. C’est au Laos que Page acquiert sa réputation de casse-cou, car il n’hésite pas à s’enfoncer dans la campagne pour couvrir les violents affrontements entre l’armée laotienne et la guérilla.
Guerre du Vietnam
En février 1965, Page quitte le Laos pour le Vietnam, là où se déroule un conflit opposant le Sud-Vietnam, soutenu par les États-Unis, aux guérilleros communistes connus sous le nom de Viet Cong.
Tim Page se fait rapidement connaître comme l’un des photojournalistes les plus intrépides, il passe une bonne partie de la fin des années 60 à monter dans des hélicoptères ou sur des motos pour se rendre dans les zones de combat, où il capturera un large éventail d’images sur pellicule.
Comme le notait Sanford Wexler dans « The Vietnam War : An Eyewitness History » :
« Page était connu comme un photographe prêt à aller n’importe où, à voler n’importe où, à déclencher l’obturateur de son appareil photo dans n’importe quelles conditions, et même blessé, à se remettre à l’ouvrage avec des bandages. »
De nombreux journalistes et soldats américains pensaient que le comportement de Page était de la folie, mais chacun reconnaissait que son audace produisait souvent des images étonnantes que la plupart des autres photographes n’auraient jamais pu obtenir.
Certaines des photos de Page montraient de violents échanges de tirs ou des hélicoptères de l'armée survolant des rizières, tandis que d'autres fixaient les émotions de Viet Cong capturés ou d'enfants vietnamiens pleurant sur les corps sans vie de leurs parents, de leurs frères et sœurs.
Page a également pris à la fin des années 60 de nombreuses photos des soldats américains qui ont illustraient parfaitement une période où la consommation de drogue, le rock and roll, les manifestations pacifistes et la lassitude générale à l'égard de la guerre influençaient l'attitude des troupes et leur engagement au combat.
« Les images les plus frappantes de Page sont peut-être celles des GI », écrivait William Shawcross dans son introduction à « Nam, The Vietnam experience »» le livre de Tim Page :
« De pauvres Blancs et Noirs arrachés à l'ignorance naïve du cœur de l'Amérique et jetés sans compréhension ni préparation dans un monde totalement étranger et terrifiant. »
« Dans ses photos et dans ses commentaires, Page enregistre le côté psychédélique des années soixante de la culture des GI, l'absurdité de leur situation difficile et le refuge qu'ils ont trouvé dans la drogue et le rock'n roll »
Tim Page a documenté la guerre de 1965 à 1969, période durant laquelle une grave blessure par éclat d'obus a failli lui coûter la vie. Il a ensuite disparu de la scène publique jusqu'à la fin des années 70.
Lorsque Michael Herr a relaté ses exploits au Vietnam dans le best-seller « Dispatches », l'ouvrage a suscité un regain d'intérêt et a permis au photographe de relancer sa carrière.
Cet intérêt s’est intensifié deux ans plus tard, lors de la sortie du film Apocalypse Now. À cette époque, il a été révélé que l’un des personnages principaux du film — le photographe excentrique joué par l’acteur Dennis Hopper — était en partie inspiré de Page.
En 1980, la British Broadcasting Corporation (BBC) réalise un documentaire sur la vie de Page. À la même époque, une exposition des photos du photojournaliste sur le Vietnam est organisée à l’Institute of Contemporary Arts de Londres. Et en 1983, une collection de quelques-uns de ses meilleurs clichés est publiée dans l’ouvrage mentionné plus haut.
Retours
En 1980, Page accepte une mission pour un magazine et retourne au Vietnam pour la première fois depuis la fin de la guerre en 1975. En 1985, il se rend à nouveau dans le pays par ses propres moyens. Il rassemblera les photographies de cette visite dans un livre intitulé « Ten Years After: Vietnam Today ». Depuis, il est retourné au Vietnam à plusieurs reprises pour des projets de livre tels que « Derailed in Uncle Ho’s Victory Garden » en 1995.
En 1988, Page publie un récit autobiographique de ses expériences pendant la guerre : « Page After Page: Memoirs of a War-Torn Photographer », encensé par la critique.
Quête de Flynn
Au milieu des années 1990, Page commence à travailler sur un nouveau projet qui se voulait être un hommage à deux amis proches qui avaient disparu au Vietnam. Les photojournalistes Dana Stone et Sean Flynn (fils du légendaire Errol Flynn), avaient tous deux disparu dans la jungle du Cambodge au printemps 1969.
Page avait l’intention de rassembler les photos de guerre de Flynn et Stone et de les publier dans un livre spécial. Mais au fur et à mesure qu’il travaillait sur le projet, il a décidé de l’élargir pour y inclure le travail d’autres photojournalistes morts ou disparus pendant la guerre. Le résultat final, que Page a produit en collaboration avec Horst Faas, un autre photojournaliste vietnamien, est le livre Requiem : « By the Photographers Who Died in Vietnam and Indochina », publié en 1997. Cette puissante collection d’images a remporté plusieurs prix majeurs et a été largement saluée par la critique.
Au-delà de cet hommage et de ce travail de recherche, tout au long des années 70 et 80, Page tentera de découvrir ce qui était arrivé à son ami Sean Flynn et cette quête pour éclaircir ce mystère s’est poursuivie de nombreuses années ; en 2009 encore, il était de retour au Cambodge, toujours à la recherche de l’emplacement de la dépouille de Flynn.
Dans un entretien avec le New York Times sur cette quête, Page disait :
« Je n’aime pas l’idée que son esprit soit tourmenté, un fantôme errant qui ne pourrait trouver le repos, comme beaucoup le croient en Asie, qu’après des rites funéraires appropriés. Il y a quelque chose d’effrayant à être porté disparu. »
Le photographe cherchait peut-être également une certaine paix pour sa propre âme, marquée par les traumatismes du combat, par des blessures presque mortelles et par la perte d’amis chers, essayant de reconstituer ce qu’il appelait « un énorme puzzle, des morceaux de ciel, des morceaux de terre ».
« Je pense que quelqu’un qui traverse la guerre n’en sort jamais intact. Je suppose que faire le deuil de Sean est aussi la recherche du deuil de toute l’expérience de la guerre. », ajoutait-il sur ce sujet.
La mort
Lors d'une grave blessure durant le conflit vietnamien, Tim Page confiera avoir frôlé cette mort d'encore plus près :
« J’étais mort. J’ai vécu. J’avais vu le tunnel. Il était noir. Il n’y avait rien. Il n’y avait pas de lumière au bout. Il n’y avait pas de vie après la mort. Rien de religieux dans tout ça. Et ça n’avait pas l’air effrayant. »
« C’était une vague longue, fluide, sans couleur, qui disparaissait tout simplement. Le mystère était en partie résolu et toute la propagande effrayante de l’église prenait son sens véritable et honteux. J’étais content. J’étais vivant. Je n’étais pas mort, et cela semblait très clair, très libre. C’était l’aube, l’ouverture à la perte d’une partie responsable de ma psyché. Une libération s’est produite à cette intersection ».
Le Cambodge, un pays spécial
« Le Cambodge occupe une place spéciale dans mon cœur, revenir dans ce pays, c'est comme enfiler une vieille paire de bottes confortables », confiait Page en 2009 lors d'une de ses nombreuses visites dans le Royaume.
Selon Page, si le Cambodge était un endroit idéal pour prendre des photos, il lui avait également permis de faire du « bon travail », comme aider à déminer la campagne cambodgienne avec le Groupe consultatif sur les mines.
Le Cambodge a aussi laissé des traces indélébiles dans la mémoire de Page. Il se souvenait d'une nuit passée seul au temple du Bayon, lors de sa première visite dans le pays en 1964 :
« Une expérience assez incroyable, effrayante, spirituelle, troublante, illuminante - un peu comme un trip sous acide. »
Un autre moment qu’il n’oubliera jamais est survenu lors de son expédition pour retrouver Flynn et Stone. Lorsqu’il a montré la photographie de Flynn à une villageoise, il a appris qu’elle avait eu une relation personnelle avec son ami photographe.
« Je savais qu’elle le connaissait. C’était un grand moment », disait-il.
À l’époque, Page n’avait pas hésité à faire part de son opinion sur certains sujets brûlants. Il avait déclaré suivre le procès des Khmers rouges, mais avoir arrêté parce qu’il pensait que c’était de la « poudre aux yeux », plus destinée à satisfaire les donateurs occidentaux qu’à aider les Cambodgiens.
« En tant que bouddhistes, les Cambodgiens devraient être en mesure de résoudre leur propre passé et de surmonter leur traumatisme. Le véritable avantage du procès est de permettre aux jeunes Cambodgiens de comprendre l’histoire de leur pays. »
La photo la plus emblématique prise par Tim Page au Cambodge fut sans doute celle d’un hélicoptère de l’ONU transportant le prince Norodom Ranariddh au-dessus d’une foule de Cambodgiens accroupis dans la poussière du rotor. L’hélicoptère était le seul moyen pour le prince, lors de sa campagne électorale de 1993, d’échapper aux restrictions de voyage imposées par Hun Sen, qui allait devenir son co-Premier ministre avant de l’évincer du pouvoir en 1997, expliquait M. Page qui précisait :
« Cette photo est puissante parce qu’elle représente toute l’époque d’Untac pour les Cambodgiens qui la regardent. L’Untac affrontait beaucoup de problèmes, beaucoup de critiques, mais il a fonctionné ».
C’est lors de ce voyage qu’il avait confié à la presse locale :
« Si j’étais jeune et que j’avais l’occasion de couvrir à nouveau à un conflit ? Oui, j’irais probablement. Je pense que la différence entre les années 60 et maintenant est que le style de guerre a changé. Les journalistes ne sont plus sacrés. Nous sommes infiltrés, nous avons été baisés, nous avons été mal représentés », disait-il, ajoutant :
« Si je devais revivre ce qui s’est passé, je pourrais peut-être atténuer un peu la douleur. »
Tim Page est parti aujourd’hui, il avait 78 ans.
Bibliographie :
Andrews, Owen, et al. Vietnam: Images from Combat Photographers. Washington: Starwood, 1991.
Herr, Michael. Dispatches. New York: Knopf, 1977.
Page, Tim. Derailed in Uncle Ho's Victory Garden: Return to Vietnam and Cambodia. New York: Touchstone, 1995.
Page, Tim. Page after Page: Memoirs of a War-Torn Photographer. New York: Atheneum, 1989.
Page, Tim. Ten Years After: Vietnam Today. New York: Knopf, 1987.
Page, Tim. Tim Page's Nam. New York: Knopf, 1983.
Excerpt from Tim Page's Nam
New York Times : Combing Cambodia for missing friends
Merci pour ce très bel hommage .