Elle porte le visage avenant et le sourire d’une grand-mère épanouie et aux petits soins pour ses enfants. Ses enfants, ils sont aujourd’hui plus de dix-sept mille, venus des bidonvilles ou en situation précaire, à bénéficier des trente-six centres d’accueils et structures d’aide qu’elle a créés depuis 1992 et répartis sur neuf provinces du royaume. Yim Sokhary fut l’une des toutes premières à s’aventurer dans la création d’une ONG locale au début des années 1990. Yim Sokhary est aussi une survivante.
Yim Sokhary naît en 1955 dans un village de la province de Kandal. Fille d’un père malheureusement bien trop volage qu’elle se mettra très vite à détester, elle passera une grande partie de son enfance dans la demeure de sa grand-mère. C’est là que la jeune fille découvrira l’affection qui lui manquait tant dans son foyer. Quelques années après une scolarité sans écueils, la jeune fille décide de tenter sa chance en rejoignant la capitale. Alors que les campagnes grondent, elle ne se doute pas encore du destin tragique qui va frapper le Cambodge. Lorsque les Khmers Rouges prennent la ville en 1975, elle est envoyée de force en province comme tant d’autres, à Pursat plus précisément. Là, les Khmers rouges la forcent à se marier à un jeune soldat, pratique courante d’un régime qui veut strictement codifier le cadre familial pour recréer l’utopique » homme nouveau ». Victime de ce qu’elle appelle aujourd’hui le » crime oublié », c’est ainsi qu’on dénomme à présent la pratique du mariage forcé en ce temps-là, Yim Sokhary survivra, elle gardera même son mari et lui donnera trois enfants, trois fils qui travaillent avec elle aujourd’hui.
De cette période noire du Cambodge qui changera sa vie, Yim Sokhary n’en survole que le principal, elle ne s’attarde pas. Elle se montre plus prolixe sur les raisons qui l’ont poussée à se lancer dans l’aide sociale une fois le cauchemar Khmer rouge à peine oublié. Après la guerre, le gouvernement lui octroie un terrain qui constituera son seul et unique patrimoine. Elle raconte : « Un jour, je me suis promenée vers la rivière à quelques kilomètres de mon terrain. J’y ai rencontré un jeune garçon qui se baignait. Apparemment, il était très pauvre, avait besoin d’aide. J’ai parlé un peu avec lui et, effectivement, son histoire était réellement difficile. Je lui ai promis de revenir lui parler le lendemain, mais je n’y suis pas allé… ». Yim Sokhary raconte alors que l’image du jeune garçon l’avait hantée et qu’elle s’en voulait énormément de ne pas être revenue. « Un jour, finalement, j’ai décidé de revenir, j’ai vu alors plusieurs gamins jouer dans cette même rivière. J’ai commencé à discuter avec eux, je voulais comprendre pour savoir s’il était possible de les aider. Je me suis aperçue que la totalité d’entre eux ne savait ni lire ni écrire, ou était victime d’abus ou ne mangeait pas tous les jours, ou parfois les trois… ».
Touchée par la situation de ces enfants, Yim Sokhary souhaite prendre les choses en main et sollicite quelques pagodes pour que lui soit prêté une salle de cours ou un endroit pour enseigner. Au début infructueuse, la démarche devient enfin payante lorsqu’un bonze lui autorise l’utilisation d’un espace vert dans une pagode, sous un arbre. C’est ainsi que Yim Sokhary commencera à enseigner aux défavorisés. Mais, elle n’est pas riche, loin de là, elle ne possède qu’un terrain, son mari travaille, mais parvient difficilement à subvenir aux besoins de la famille. Yim Sokhary raconte :
« … je faisais les cours sous un arbre avec des moyens de fortune, des bouts de branche, des feuilles, je me suis vite rendue compte qu’il me fallait plus pour aider correctement ces enfants, ils étaient une dizaine au tout début, mais de plus en plus venaient, j’en avais ainsi parfois presque soixante sous mon arbre…. »
Elle décide alors de vendre son terrain. Elle reçoit un morceau d’or pour paiement, pratique de troc courante à l’époque. Elle va vendre l’or pépite par pépite pour acheter des fournitures scolaires et, de plus en plus souvent, des sacs de riz pour les enfants des bidonvilles et ceux des rues.
Devant le succès grandissant de son initiative, la Cambodgienne décide alors d’officialiser son action en 1998 en créant l’ONG SCADP (Street Children Assistance and Development Programme – Programme de développement et d’assistance pour les enfants des rues). Plusieurs ONG telles Friends International, relayée ensuite par l’antenne locale Mith Samlahn vont participer au projet. Les programmes NFE (Non Formal Education – Education Non Formelle ou éducation adaptée) mis en place par l’ONG de Yim Sokhary sont d’ailleurs des programmes conçus et initiés par l’ONG Friends International et spécialement adaptés aux enfants en situation d’échec et issus de milieux défavorisés. Yim Sokhary va rapidement recevoir l’aide d’autres donneurs, modestes, mais fidèles, qui vont également aider le programme à se développer jusqu’à devenir une institution reconnue pour son efficacité et surtout loin des stéréotypes. Les dirigeants continuent de vivre modestement, Yim Sokhary donne la priorité à ses programmes et, pour éviter la confusion, elle a jugé utile de préciser qu’il ne s’agit pas d’orphelinats ou de centres d’adoption. Lorsque les enfants bénéficient d’une prise en charge totale, souvent une nécessité au regard de conditions de vie très difficiles dans leur milieu familial, ils ne coupent pas les liens familiaux, ils ne sont pas orphelins et donc pas adoptables.
Alors qu’on lui demande si elle est satisfaite de son parcours et de la belle réussite de son action entreprise dans l’humanitaire, le regard de Yim Sokhary se brume et elle hésite à répondre avant d’avouer que : « … évidemment que je suis contente d’être venue en aide à tous ces enfants, mais lorsque je dois en parler, je ne sais pas, j’ai envie de pleurer, j’avoue même que j’ai eu plusieurs fois envie de partir, de prendre ma vie, d’en finir… peut-être est-ce pour cela que je continue, cette initiative reste une motivation…. J’ai aussi retrouvé ma mère qui a aujourd’hui 83 ans, qui vit avec moi après tant d’années difficiles lorsque mon père la faisait souffrir, mais je ne sais pas, il y a une ombre quelque part malgré toutes ces satisfactions… » conclut-elle avec un sourire qui efface très vite cette tristesse inattendue. Souvenirs non dévoilés, trop plein d’émotion, traumatisme familial, elle gardera probablement le secret de ces quelques ombres d’une vie et d’un parcours qui forcent l’émotion, mais aussi le respect face à cette Cambodgienne qui a œuvré sans relâche pour aider les autres, partie de rien ou presque rien, d’une rencontre au bord d’une rivière, d’un arbre dans une pagode et d’un morceau d’or.
Comments