Entre art digital, photographie, cinéma et installations, le prolifique et talentueux franco-cambodgien occupera le devant de la scène artistique phnompenhoise ces prochaines semaines pour une série de projets pour lesquels il change de médium, mais poursuit la démarche qui lui tient à cœur : identité, intimité, filiation et transmission de la mémoire.
Pour ceux qui ne vous connaissent pas, pouvez-vous vous présenter à nouveau en quelques mots ?
Je m’appelle Jean-Baptiste Phou, j’ai 41 ans, je suis né en France, mes parents sont originaires de Kampot et je suis artiste et écrivain.
Parlez-nous de votre installation au Cambodge
En fait, je suis revenu m’installer en 2017, mais avant cela j’effectuais beaucoup d’allers-retours pour des projets artistiques ici. Il s’agissait de projets ponctuels comme des pièces de théâtre et des spectacles.
Je suis donc venu en 2017 avec l’organisation Cambodia Living Arts, j’avais été embauché à l’époque comme directeur pays de l’association. J’y ai travaillé environ quatre ans et j’ai démissionné il y a deux ans de cela pour me consacrer à nouveau à mes activités artistiques.
Vous avez actuellement trois projets en cours, pouvez-nous nous parler du premier ?
J’ai un premier projet en ce moment qui est lié à un film que j’ai sorti récemment qui s’appelle « La langue de ma mère » qui a été présenté au mois de mars 2022 à l’Institut Français, et il se trouve que ce film-là va donner lieu à deux autres « extensions ».
La première consiste en une exposition qui va avoir lieu au Java Creative Café et là, je continue à travailler avec Sao Sreymao qui est l’artiste avec qui j’avais déjà collaboré pour le film.
Il s’agit d’un film un peu expérimental qui relate la relation que j’ai avec mère à travers le prisme de la langue cambodgienne et surtout pourquoi je n’arrive pas à parler cette langue bien que je vive dans ce pays, que j’ai essayé de prendre des cours. Il y a quelque chose qui ne passe pas et j’essaye d’analyser et de comprendre pourquoi. Est-ce lié à mon histoire personnelle ?
J’en ai donc fait un objet filmique, j’ai travaillé avec Sao Sreymao qui a fait du dessin digital sur photographie. Donc ce film a été présenté au mois de mars et là, nous allons en faire une exposition.
Nous allons projeter le film tous les soirs pendant un mois à partir du 30 octobre 2022, mais, en plus de la projection, nous allons exposer les œuvres de Sreymao qui sont issues du film et il y aura également une installation sculpturale où l'on symbolise un peu la communication avec des personnes disparues, disparues parce qu’elles sont décédées ou parce que nous n’avons plus de contact avec elles.
Et donc, cette installation sera une espèce de médium entre nous et ces personnes-là. Nous allons essayer de leur adresser des messages et c’est donc un peu dans la continuité du film, car c’est ce que j’aborde également. C’est cette difficulté à communiquer… cette tentative entre ma mère et moi d’établir un lien.
Donc, suite à la projection, les gens seront invités eux-mêmes à adresser des messages aux personnes auxquelles elles pensent.
Donc voilà, durant tout un mois, nous allons collecter ces messages et à la fin de l’exposition, le dernier jour (27 novembre), nous allons proposer une performance, Sreymao et moi, durant laquelle nous allons interagir avec l’installation et inviter les personnes autour à participer.
En fait, il s’agit de trois projets en un ?
Oui, ce premier projet propose trois choses à l’intérieur, c’est une exposition assez complète comprenant film, images, installation et performance.
Quel serait le second projet ?
Ce deuxième projet se trouve également lié à mon film. Nous proposons une installation qui sera, cette fois, digitale. Une installation participative où, de la même manière, j’avais envie de permettre aux personnes qui ont vu le film d’adresser des messages, mais cette fois, des messages vocaux.
« En effet, lorsque nous avons présenté le film à l’Institut Français, nous avons eu beaucoup de témoignages et de retours assez forts du public. »
Des histoires personnelles très fortes ont été partagées et je me suis dit que j’avais envie de donner l’opportunité de recueillir ces témoignages à travers une plate-forme. Au début, je souhaitais le faire de façon virtuelle, je voulais que ceux qui souhaitaient s’adresser à des personnes disparues puissent le faire.
Et, il se trouve qu’il existe une organisation à Taiwan, Mekong Cultural Hub, qui m’a commandé en fait cette œuvre dans le cadre d’un projet qui va démarrer le 20 octobre dans six pays du Mékong, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande, le Vietnam, la Birmanie et Taiwan. Tous ces pays-là vont se connecter à travers différents événements et je ferai l’ouverture avec le film, La langue de ma mère.
Et, à la suite de cela, nous allons présenter cette plate-forme digitale où les gens vont pouvoir contribuer avec leurs messages vocaux. Nous allons les collecter et à la fin de l’événement, le 28 octobre, il y aura un autre événement où là nous allons présenter l’installation digitale qui consiste en fait à une « carte des étoiles » ou tous les messages reçus vont se transformer en points lumineux sur un ciel.
Cette plate-forme que nous allons présenter restera accessible sur le Net. Les gens pourront donc consulter les messages, les écouter, voire même les filtrer par pays, par langue ou par destinataire. Voilà, il s’agit donc d’un autre projet qui est également lié à mon film.
En quoi consiste le troisième projet ?
Il s’agit d’une exposition photo intitulée « En morceaux », il s’agit de ma première (sourire) qui propose une série d’autoportraits.
J’ai suivi un atelier avec le photographe cambodgien Philong Sovan au Studio Image de l’IFC et depuis le mois de mai, nous avons effectué tout un travail et notre projet a été sélectionné par Christian Caujolle, le directeur artistique du Photo Phnom Penh Festival. Ce travail sera exposé à la Galerie Sra’art à partir du 27 octobre et pendant un mois.
Donc, nous ne sommes plus dans le Jean-Baptiste Phou « classique » ?
Je considère que je suis dans la continuité d’une démarche artistique. Certes, le médium est différent, je ne suis plus dans le théâtre ou l’écriture pure ou interprétation scénique, je m’oriente plus vers l’art visuel comme la photographie, la performance, l’art digital et l’installation. Mais, pour moi, la base reste la même, ce sont des choses que j’ai envie d’exprimer à propos d’identité, d’intimité, de filiation et de transmission de la mémoire. Mais aussi du deuil, car ma mère est décédée.
« Avec la photographie, il s’agit d’image, mais l’objet reste le même : moi. »
Alors que j’écrivais auparavant de la fiction, là je m’oriente plus vers l’« auto-fiction ». Je considère donc que ma démarche reste la même, mais, j’utilise seulement un médium différent.
Un petit mot sur la scène artistique locale
Pour moi, la scène artistique cambodgienne est vraiment foisonnante et dynamique, surtout dans les arts visuels. En art de la scène, c’est peut-être moins visible, car il y a moins d’événements et moins d’espaces dédiés et donc c’est plus difficile pour les artistes, danseurs, musiciens et autres de montrer ce qu’ils font.
Au niveau du cinéma, il se passe aussi beaucoup de choses avec de jeunes cinéastes qui s’expriment avec ce médium-là. Je trouve qu’il y a une expression artistique assez forte, notamment de la part de la jeunesse cambodgienne.
Qu’est-ce qui vous plairait le plus au Cambodge ?
Ce serait le rythme (sourire). Je suis né à Paris, j’ai passé pratiquement toute me vie là-bas et il est certain que nous ne sommes pas dans une même offre culturelle, Paris est plus diversifié, plus cosmopolite et il s’y passe beaucoup de choses. Au Cambodge, le rapport au temps est différent. Pour ma part, j’apprécie, car cela me permet d’envisager des projets parfois sur du long terme, de rentrer dans un travail introspectif que je ne pourrais pas forcément effectuer dans un autre contexte en raison des sollicitations diverses.
« Ce que je trouve génial, c’est que nous sommes sur un '' temps long '' qui me permet de travailler sur des problématiques qui me sont importantes et, en même temps, les choses se passent très vite. »
Par exemple, ces trois projets que j’ai évoqués se sont montés en quelques mois. En France, ce serait inimaginable de me dire « je vais faire de la photographie et des installations… » et de voir une exposition solo quatre mois plus tard. En France, ce serait très compliqué. Donc voilà, au Cambodge, les choses sont à la fois très lentes et très rapides et cela me plaît vraiment.
Un conseil pour un artiste qui voudrait s’installer au Cambodge ?
Je ne suis pas très bon pour donner des conseils, mais, je pense que cela peut fonctionner, en tout cas pour mon cas, s’il y a une histoire, des relations, une connexion avec ce pays. Je crois que pour ceux qui auraient la curiosité ou l’envie ce serait peut-être, dans un premier temps de venir prendre la température.
Je trouve que c’est parfois un peu tôt pour des personnes qui sont juste de passage et qui disent tomber amoureuses du pays et désireuses de lancer rapidement un projet. Parfois, cela reste un peu dans le superficiel. Donc, si j’avais un avis à donner, ce serait de prendre son temps.
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