Je suis à la « Secondary School of Art and Fine Arts » dans la banlieue un peu lointaine de Phnom Penh. Je ne connaissais pas ce lieu, isolé et calme, réplique en plus grande de l’Université Royale des Beaux-Arts, qui elle est en plein centre, au cœur du Musée National.
L’architecture est la même. Des bâtiments rectangulaires aux couleurs ocres et bordeaux, aux toits en tuiles couronnés de Nagas. Des balcons bas aux devantures décorées dans un beau parc arboré, un véritable havre de paix.
Ce lieu est consacré à cinq principaux espaces d’apprentissage : la danse, la musique, le théâtre, la peinture et le cirque. C’est de ce dernier que nous allons parler dans cet article, en commençant par sa directrice, qui m’a fait l’honneur de me recevoir.
Phouk Narin a 66 ans, les traits encore fins et la démarche gracile, les rides discrètes. On imagine facilement en la voyant l’artiste qu’elle a été, la jeune enfant qui apprenait « l’équilibre sur les mains ». Elle nous raconte l’histoire du cirque traditionnel khmer à travers les temps, et avec émotion nous parle des représentations gravées dans les bas-reliefs des temples ; du Bayon ou d’Angkor, ou des peintures anciennes que l’on peut voir dans quelques rares vieilles pagodes pas encore détruites : des acrobates, des jongleurs, des équilibristes, des jeux de roulades, des clowns, des nains et des gens nus, et toutes les postures des animaux participant à la mystique indienne, khmère et animiste.
Nous avons Hanuman, le roi des singes, aux côtés d’éléphants qui sont mimés, d’oiseaux qui sont dansés, paons ou Garuda. C’est tout ce monde que la directrice fait revivre à la force de ses convictions, après que Pol Pot et le régime des Khmers rouges aient tenté de tout détruire. En 1980, le ministère des beaux-arts, en coopération avec la Russie et le Vietnam, a décidé de relancer ces pratiques ancestrales.
Phouk Narin a commencé à être artiste de cirque à cette époque. Comme elles, des milliers d’enfants vivaient dans des centres ou des foyers pour orphelins. Nous étions au sortir du génocide, et encore un pied dans la guerre. À ce moment, il y avait trois centres de refuges importants. Des membres du gouvernement, avec le soutien d’artistes survivants, sélectionnèrent quarante-cinq enfants et adolescents, âgés de neuf à seize ans. Dix d’entre eux partiront s’entraîner à Moscou ou en Ukraine. Elle fut parmi ceux-là, et fit son premier spectacle en 1983 au stade olympique de Phnom Penh.
Puis suivirent des représentations dans diverses provinces, dans lesquels il y avait pourtant encore des bataillons de Khmers rouges. Mais pour ces spectacles, ils les laissaient faire. Peut-être eux-mêmes épuisés par toutes ces années de guerre…
Ils jouaient dans les pagodes qui avaient étaient transformés en greniers à riz, comme à Kompong Channg, devant un public qui s’offrait une parenthèse dans l’enfer, et le luxe de rire et de rêver.
Même si Phouk Narin n’a pas vraiment choisi, au début, d’être circassienne, suivant ce qu’on lui disait de faire, elle met maintenant depuis bientôt vingt ans toute son énergie, ses relations, ses contacts dans le monde, pour faire en sorte, avec l’aide précieuse du gouvernement, que cette culture millénaire perdure encore !
Devenue enseignante en 1990 elle fut nommée directrice en 2003 par le directeur de l’École des Beaux-Arts pour son sérieux, son honnêteté, son passé d’artiste mais aussi son sens des responsabilités.
C’est avec émotion qu’elle me montre les cahiers des anciens élèves, et des photos de représentations picturales du cirque ancien dans des temples et dans la pagode « Wat Kompong Trolach », peintures abîmées par le sel, l’humidité et le temps, mais encore visibles.
C’est aussi avec une certaine fierté qu’elle évoque le chapiteau où ils peuvent se produire aujourd’hui. Construit en 2012, il se dresse maintenant en face de l’Assemblée nationale.
Je rencontre ensuite Vun Sokha, 42 ans, qui est née dans la province de Kandal juste après la fin du régime des KR. Issue d’une classe moyenne composée de neuf enfants, elle grandit dans un univers artistique, son père jouant de la musique dans des fanfares militaires et sa grande sœur faisant partie des danseuses du Ballet royal, mais travaillant aussi avec des circassiens. Sokha, bavarde, expansive, sociable, et surtout douée, va être poussée par ses parents sur cette voie, sans vraiment pouvoir dire non. Ses talents l’amènent vers l'art de la contorsion. Après seulement trois mois d’études et d’exercice, elle fait ses premiers spectacles ! Puis c’est une succession de va-et-vient, d’espoirs et de déceptions, car ce monde de bohème n’est pas un choix, une passion… Elle s’adapte, se questionne…
La vie à cette époque est loin d’être facile, et Sokha a déjà un fort caractère, qui ne l’a jamais quitté ! Jeune enfant, en 1991, elle s’entraîne d’abord au Stade Olympique, l’un des chefs d’œuvres architecturaux de Van Molyvan, puis au « Vieux Stade ».
Elle donne des représentations au théâtre Suramarit - plus connu aujourd’hui sous le nom de « Théâtre Brûlé » - avec le soutien de l’Institut français, pour une célébration de Noël.
De là commence une passion pour la langue de Molière, qui s’accentuera en 1993 lorsqu’elle aura la chance de partir en France six semaines.
De retour au Cambodge, grâce à divers contacts, elle peut apprendre cette langue, si difficile, gratuitement. Petite déjà, Sokha rêvait d’être médecin ou guide, ce qui impliquait la connaissance du français, qu’elle maîtrise parfaitement aujourd’hui. En 1995, après un accident, elle doit arrêter la contorsion et se spécialise dans le « houla op » : l’art du cerceau.
Mais les doutes persistent… Elle retourne dans sa campagne natale, vend des jus de canne à sucre, seulement, les « talons » lui manquent… ainsi que la vie urbaine : elle revient à la capitale et termine ses études de cirque en 1998. Un ami la pousse à passer le concours pour devenir professeur et fonctionnaire à l’école des beaux-arts en 2002. Entre-temps elle se perfectionne au sein du département « Performing art ». À la fin de l’entretien, Kun Sokha se confie plus intimement :
« J’aime les numéros en solo, car je suis ainsi responsable de mes réussites comme de mes échecs. Le défi est plus excitant. Et j’aime mon métier, grâce auquel j’ai aussi pu découvrir le monde, transmettre mon savoir ! Je n’ai aucun regret ! »
« Ayant vécu dans le “White Building” de 1989 à 2013, à Phnom Penh, immeuble célèbre pour son architecture, et sa vie “à part” j’ai pu découvrir, venant de la campagne, les lumières de la ville comme les appelait Charlie Chaplin. »
Je profite d’une courte pause pour m’imprégner de la paix qui règne en ces lieux, avant de rencontrer deux élèves devenus professeurs, aux parcours étonnement similaires et qui m’inspirent un chassé-croisé.
Car Von Vannak et Phon Champisey, bien qu’ayant des caractères parfaitement opposés, ont deux parcours totalement similaires. Ils ont tous les deux 35 ans, ont tous les deux étudié les arts du cirque pendant neuf ans, de 1997 à 2006. Ils ont fait l’Ecole des Beaux-Arts et pratiqué dans des domaines similaires, l'art de la contorsion et la souplesse, la voltige aérienne. A se demander « pourquoi ils ne sont pas mariés », me glisse Sokha en rigolant. Vannak est un garçon discret, à la limite de la timidité, célibataire, quand Phon est une jeune fille exubérante au rire facile, mère d’une petite fille, ayant rajouté comme corde à ses arcs, la « profession » d’être clown, qui semble une prophétie tellement elle illumine, par son humour, l’atmosphère. Oui, la jeune fille a une « g.... d’atmosphère ».
L’un se livre à demi-mots quand l’autre, la glace brisée, ne peut s’empêcher de rire en racontant son histoire. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Von, en plus de ses études techniques, après avoir passé un an aux Etats-Unis, dans l’Ohio, au sein d’une prestigieuse université de design, est aujourd’hui créateur de costumes, dans le domaine du cirque, mais aussi dans celui du monde de la mode.
« Phon s’est battue contre les volontés de ses parents, et a toujours voulu être libre comme un oiseau. Gamine, elle escaladait les murs du vieux stade et ceux des instituts d’art pour regarder, espionner, en secret, les jeunes hommes et les jeunes filles qu’y s’y entraînaient. »
Son père, militaire, ne voit pas tout ça d’un bon œil, mais à cœur vaillant rien ne saurait résister, et elle réussit à réaliser ses rêves. Les deux oiseaux se sont envolés ! Et maintenant ils partagent leur passion car d’élèves ils sont devenus artistes, puis professeurs. Ils ont pu voyager, apprendre et représenter le Cambodge au Japon, au Laos, aux Etats-Unis, en France, en Chine, et ainsi perpétuer cette tradition. A eux deux, et ils ne sont pas les seuls, ils incarnent un futur où la tradition se mêle à la modernité, où l’ancien se fait complice avec l’art contemporain, où rien ne se renie mais où tout se renouvelle, de la danse au mime, des Apsaras au hip-hop, de la haute couture à la poésie visuelle. Entre tradition et imagination.
A propos d’imagination, Von et Phon retourne s’entraîner et Eliot Ivan Yanez Hernandez, 34 ans, alias Ya-Her, d’origine mexicaine mais vivant en Alsace, ici au Cambodge pour quelques mois, me rejoint.
Encore une rencontre étrange, imprévisible. Un « poète » chorégraphe et danseur au parcours atypique tombé en amour pour le pays du sourire. Sokha peut nous laisser, Eliot parle un français parfait ! Et c’est avec beaucoup d’humilité qu’il se livre.
C’est en Chine qu’il apprend l’existence du Cirque de Phnom Penh en y rencontrant certains de ces artistes, en formation, en résidence et en représentation. Très vite, il décèle chez ces jeunes passionnés, venus d’un petit pays peu connu, un talent incroyable, mais auxquels il « manque » un entraînement physique plus
professionnel et une ouverture au monde, chorégraphique, musicale et visuelle. Il décide alors de se lancer dans l’aventure, et via à une bourse obtenue grâce au théâtre de Bal en Suisse, il s’investit complètement dans la création de « Memories of the Wind » en coopération avec toute la troupe.
Cette collaboration donnera lieu à un spectacle original et à un partenariat, avec une bourse importante, dont la somme récoltée sera partagée entre les salaires des artistes et, de l’imagination à la réalisation, permettra de concrétiser ce projet : une incroyable performance qui vous redonne les frissons de votre enfance. Ya-Her est comme beaucoup de nous, il a été happé par le Royaume Khmer. Mais aussi les pieds sur terre, il s’affaire à la communication, au marketing, car il reste beaucoup de travail à faire, de soutiens à trouver, pour que la magie puissent perdurer…
Une dernière petite pause… Je respire à plein poumon l’air doux et le silence. Je regarde
passer des jeunes hommes la guitare sur le dos, des filles gracieuses en tenues traditionnelles, des livreurs déguisés et colorés en rose et orange : les couleurs, pas les fleurs ni le fruit. Je retrouve cette douce obsession nostalgique qui me lie à l’art et à la culture cambodgiennee, d’avant, d’aujourd’hui et de demain, qui renaît toujours, qui incarne la résilience, la vie au jour la nuit, du Ballet Royal au Rock’n’roll des sixties. Je profite de cette petite faille comme on se laisse bercer au fil du va-et-vient d’un hamac...
J’erre dans le jardin, je regarde la piste d’entraînement, je croise des élèves, des enfants qui travaillent dur et rêvent aussi beaucoup.
« C’est la nouvelle génération... Jeunes et timides en apparence, ils incarnent pourtant la passion du cirque. Ils aiment les paillettes, les applaudissements, les costumes, être au centre du monde tout en faisant rire et sourire les petits et les grands, les Cambodgiens et les étrangers. »
Strass sans stress, fierté et bonheur de partager, ils donnent tout, car devenir circassien reste un parcours du combattant, physique et mental. Il faut se faire du mal, s’adonner à des exercices souvent douloureux et rébarbatifs, d’où jaillira la poésie.
Funambules toujours sur la corde, esprits taquins, saltimbanques, troubadours, rêveurs aux grands cœurs, gymnastes, fous dans les flous des lumières affolées, ils et elles font le show, battent le froid et le chaud, distribuent des frissons, offrent des souffles coupés avant de nous faire respirer à grand air – en osmose et complicité, sur terre ou en vol, ils nous offrent l’évasion, un voyage intemporel, des échappées belles, brisant les barrières entre théâtre et cirque classique, moderne, renouveau, entre onirisme et joie, dans un carpe diem qui est aussi une leçon de vie.
Un point commun à tout ce beau monde ? Un magnifique grain de folie !... et un art à part entière qui retrouve ses lettres de noblesse.
Emmanuel Pezard
Photos : Khun Vannak & Kun Sokha
Remerciements : Phouk Narin, Vun Sokha, Von Vannak et Phon Champisey, Roeun Chanra, Khun Vannak, le Ministère des Beaux-Arts et de la Culture, tous les professeurs, les élèves, qui continuent à nous offrir de la magie et du rêve dans ce monde si difficile.
La prochaine représentation aura lieu le 18 février ! Venez nombreux !
Contacts, informations, réservations : Kun Sokha (français, anglais, khmer) : 017 881 992
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