Seng Dara a été inspiré par des émissions de radio relatant l’histoire des célèbres chanteurs de l’« âge d’or » des années 1960, mais c’est finalement une peine de cœur qui l’a conduit à documenter avec passion le riche héritage artistique du passé cambodgien.
Ces dernières années, ce natif de Takeo a constitué une bibliothèque complète de milliers de joyaux parfois oubliés, afin que les futures générations puissent mieux comprendre la tragique disparition de certains des musiciens et auteurs-compositeurs les plus influents des années 1960 et 1970.
Lorsque son amour de jeunesse en a épousé un autre, ce sont les paroles et la musique de Sinn Sisamouth -surnommé le roi de la musique khmère et la voix d’or du Cambodge - qui l’ont aidé à surmonter son chagrin d’amour. Il fut littéralement émerveillé par la résonance des paroles de ces artistes si profondément ancrées dans son âme, malgré le passage du temps et les décennies tumultueuses qui les séparent.
« Dormir dans un hamac, attendre le coucher du soleil, se languir encore de toi » : ce sont des paroles comme celles de Sinn Sisamouth, dit Dara, qui ont parlé à son cœur de Khmer.
Né dans une famille d’agriculteurs de la province de Takeo, Dara a grandi en travaillant à des tâches diverses, comme couper l’herbe pour les vaches et conduire les charrettes tirées par le bétail jusqu’à la ferme. Ces expériences ont ancré en lui une multitude de souvenirs, cimentant un lien profond avec le rythme lent de la vie rurale traditionnelle à la campagne.
Après avoir terminé sa douzième année à Takeo et déménagé à Phnom Penh pour poursuivre ses études, il se souvient de l’un des moments les plus déterminants de sa vie. En première année d’un programme de gestion du tourisme et de l’hôtellerie à l’université Build Bright, il a appris que son amour de jeunesse, ne voulant pas attendre, ou peut-être ne croyant pas qu’il reviendrait, avait choisi d’épouser un autre homme.
Il sombre alors dans une profonde dépression, tout en continuant à suivre les cours.
Une révélation musicale
C'est en 2003, au cours de sa troisième année d’université, qu’il tombe sur une émission de radio évoquant les origines de Ros Serey Sothea et de Sinn Sisamouth. Il est alors fasciné, car il a grandi en écoutant leurs voix sans vraiment connaître leur histoire. En plein chagrin d’amour, Dara trouve du réconfort dans les paroles de Sinn Sisamouth, sentant que le légendaire chanteur et compositeur a capturé quelque part sa propre histoire.
Il se rend compte qu’écouter leur musique sans comprendre leurs origines l’empêchait de comprendre pleinement ces géants du paysage culturel du Royaume. Il demande donc à la station de radio de lui fournir le plus d’informations possible sur ces deux légendes et a commencé à rédiger leur biographie.
Investissant une grande partie de son temps à l’université, il les a minutieusement rédigées à la main avant de transcrire son travail pendant les cours d’informatique.
Les efforts de Dara ont abouti à la première partie d’une série intitulée « Meas Srob Nokor » - ou « Royaume enveloppé d’or » - qui décrit en détail la vie de Sinn Sisamouth et de Ros Serey Sothea. Une librairie locale a alors acheté son manuscrit pour 300 dollars et l’a publié.
Au fil du temps, la série s’est étendue à 15 titres, chacun racontant l’histoire d’un artiste, d’un chanteur ou d’un poète du passé. Dara explique que ses années de recherche de nouvelles informations et d’artefacts liés aux piliers culturels du Royaume ont permis d’amasser un véritable trésor.
La collection se compose de documents, d’enregistrements et même de films retraçant la vie de nombreuses légendes bien connues, mais aussi de celles et ceux qui auraient pu être oubliés.
Les milliers d’articles, dont des lettres, des affiches, des disques vinyle et des fichiers numériques, ont été regroupés dans des archives complètes à son domicile, dans le village de Trea IV, dans le district de Meanchey, à Phnom Penh.
Une grande partie du catalogue de la bibliothèque date de la période postcoloniale française des années 1950 et 1960. Sa collection comprend des disques originaux - en vinyle et même de rares exemplaires en gomme-laque - ainsi que des cassettes et une vaste gamme de MP3, dont certains ont été numérisés à partir de ses propres enregistrements et d’autres découverts en ligne.
Parmi les morceaux, on trouve des exemples de styles khmers traditionnels tels que le Chapei Dang Veng (conte musical joué avec un luth à long manche) et le Lkhon (une forme de danse dramatique), ainsi que le rock and roll psychédélique qui continue de ravir les aficionados de musique du monde entier.
Outre sa collection de musique, les archives comprennent également plusieurs longs métrages complets des années 1960 et du début des années 1970, dont « Muoy Meun Alai » ou « Dix mille regrets », ainsi que des copies partielles de nombreux autres films.
Le coût réel de sa passion
Dara doit faire face à d’importants défis financiers pour maintenir la bibliothèque. Son logement coûtant 250 dollars par mois et en ajoutant les dépenses supplémentaires liées aux déplacements en province pour les recherches, il dépend de contrats à court terme et de contributions généreuses de donateurs, tant au Cambodge qu’à l’étranger.
Selon Dara, les dépenses mensuelles liées à son travail s’élèvent entre 700 et 800 dollars.
Et bien que ses archives reçoivent environ 20 à 30 visiteurs par mois, dont certains lui achètent des fichiers numériques ou des CD gravés pour la modique somme de 10 000 riels (2,50 dollars) par copie, ces revenus irréguliers ne lui permettent pas de faire face à ses dépenses.
« Je n’ai pas décidé de faire ce travail pour devenir riche. Si je ne comptais que sur les revenus de mon travail de recherche et de ma bibliothèque, ils ne suffiraient pas à couvrir mes dépenses de base », explique-t-il.
Un visiteur, Oum Bora, 42 ans, originaire de la province de Siem Reap, explique qu’il aime écouter les chansons du passé, qu’il s’agisse de Sinn Sisamouth ou d’autres chanteurs de l’âge d’or.
Outre les genres modernes tels que la pop et le rock and roll, il reconnaît apprécier les formes d’art traditionnelles, notamment le théâtre musical traditionnel du Royaume, connu sous le nom de Yike, Ayai (un genre où deux chanteurs échangent des vers rimés) et le Chapei Dang Veng, une forme de conte musical rythmé, souvent comparée au blues du delta.
Pour lui, explique-t-il, ils incarnent un sens plus profond, et il ne se lasse pas de les entendre et de ce qu’il décrit comme leur « essence khmère unique ».
« J’aime écouter les chanteurs du passé, car leurs chansons tissent des phrases qui reflètent l’essence même de la réalité qu’ils ont vécue. Particulièrement dans les moments difficiles, leurs mélodies ont un impact profond sur moi et suscitent des émotions intenses », dit-il.
Chum Vuthy, directeur du département de la Culture et des beaux-arts de Phnom Penh, reconnaît l’importance de préserver tous les artefacts culturels, en particulier ceux qui risquent d’être perdus.
Bien qu’il soutienne toutes les études indépendantes sur le patrimoine culturel du Royaume, il invite Dara, en tant que fonctionnaire, à collaborer étroitement avec le département de la culture.
« J’ai des connaissances uniques dans certains domaines, et il en aura aussi, il serait donc très bénéfique de combiner nos informations et nos documents respectifs, par exemple. Au département, nous sommes déterminés à travailler avec diligence pour préserver toutes les formes d’art cambodgien, et la création d’une bibliothèque collective serait donc un développement important», explique-t-il.
Vuthy reconnaît que les chanteurs et les auteurs-compositeurs du passé devraient être considérés comme un patrimoine national inestimable.
« Préserver cet héritage et le transmettre aux générations futures est de la plus haute importance pour s’assurer que sa beauté ne se perdra pas lorsque ceux qui le possèdent disparaîtront. Beaucoup de gens aiment encore les chansons du passé. D’après mes propres observations lors de tous les grands événements auxquels j’ai participé, je dirais qu’environ 50 à 60 % des chansons du passé sont encore populaires auprès du public contemporain », conclut-il.
Kim Sarom avec notre partenaire The Post
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