Créée en 2012 par Asano Yosuke, la marque de vêtements et d’accessoires reflète la philosophie de ce Japonais au parcours hors-norme.
Combien de vies le Cambodge a-t-il radicalement changées ? Au fil des entretiens s’additionnent les exemples de parcours que la rencontre avec le Royaume a profondément influé. Asano Yosuke fait partie de ces personnes dont le destin a basculé le jour où ils ont foulé le sol cambodgien.
Plus de vingt ans après, le designer se souvient des circonstances toutes particulières de ce voyage qui l’a conduit à s’installer à Phnom Penh pour y fonder sa propre marque de vêtements.
Un avenir cousu de fil blanc
Souriant, épanoui, décontracté… En un mot : heureux. Après avoir affronté la délicate période du Covid, durant laquelle la marque a vacillé, mais n’est pas tombée, Asano Yosuke envisage l’avenir avec confiance et déborde de nouveaux projets. Le styliste peut compter pour cela sur l’image bénéfique dont bénéficie SuiJoh, qui a su au fil des années s’imposer comme une référence mêlant la qualité à l’originalité. Dessinant les patrons et veillant à la bonne marche de son entreprise, Yosuke semble fait pour un métier qu’il a pourtant embrassé par hasard, alors qu’il était prédestiné à tout autre chose.
Il aura fallu que la vie assène plusieurs coups durs au jeune homme pour qu’il s’installe à plus de quatre mille kilomètres de sa ville natale de Nagoya. Connue pour sa riche activité industrielle, la cité japonaise abritait la compagnie familiale que Yosuke était censé reprendre. Fondée par son grand-oncle puis gérée par son père, cette usine de pneumatiques prospérant à l’export aura été le seul horizon professionnel d’un homme programmé dès son enfance pour devenir chef d’entreprise. « Je n’avais aucun rêve, aucun projet, aucun objectif autre que celui de succéder à mon père. Tout était écrit d’avance », se souvient Yosuke, dont la trajectoire si bien définie bascule brutalement en 2001, une semaine avant son vingtième anniversaire.
Les soubresauts du 11 septembre
« Au Japon, le passage de la vingtième année est une date particulièrement importante. Nous commencions à préparer les festivités lorsque nous avons appris que les États-Unis avaient été victimes d’attentats sans précédents. Dans la foulée, l’économie américaine, et par extension mondiale, en a été profondément altérée. Comme notre usine fonctionnait principalement grâce aux exportations vers les USA, la situation est très vite devenue intenable, nous menant à la banqueroute, à la fermeture et à la mise au chômage des 250 employés qui y travaillaient ».
« Pour moi, toute la partition de ma vie, qui semblait si bien écrite, s’effondrait avec une invraisemblable rapidité. En l’espace de quelques semaines, la famille est passée d’un statut enviable à une condition plus que précaire. »
« Nous vivions à huit sous le même toit avec mes sœurs, parents et grands-parents, et je me souviens des repas où nous nous partagions une maigre ration de riz. Puis la maison a été saisie par la banque, et nous avons dû nous séparer, chacun allant se faire héberger chez la famille ou des amis afin de réduire les dépenses. De ce cauchemar je n’ai conservé que quelques souvenirs : le reste, ma mémoire l’a complètement effacé. »
Voyager pour mieux se connaître
Accusant le coup, Yosuke se réfugie dans la lecture et laisse vagabonder son imagination. « C’était la première fois que je prenais conscience de ma vie, confie-t-il. Jusqu’alors on m’avait toujours dit que la route était toute tracée, et tout à coup je me retrouvais à devoir choisir entre plusieurs embranchements. Parmi mes innombrables lectures, je suis un jour tombé sur l’histoire d’un routard japonais ayant parcouru les pays d’Asie du Sud-Est. Il me restait un peu d’argent de côté et j’ai décidé de partir moi aussi, de m’évader en découvrant le Vietnam, la Thaïlande, la Malaisie et le Cambodge. Il faut avant tout préciser que ce pays avait au Japon une réputation bien particulière. Les reportages le dépeignaient systématiquement comme un pays pauvre, aux prises avec d’inextricables difficultés. Les images diffusées à la télévision étaient toujours en noir et blanc, accompagnées d’une musique mélodramatique. Je me souviens encore d’un documentaire montrant une famille se partageant un plat de riz et quelques légumes. Lorsque je suis arrivé au Cambodge, j’ai immédiatement sympathisé avec des Khmers qui m’ont invité à partager leur repas. La situation était exactement la même que dans le reportage : un plat de riz accompagné de quelques légumes constituait l’unique plat trônant au milieu de la table. Pourtant, dans la “vraie” vie, pas de noir et blanc ni de musique triste, mais des rires et des couleurs, de la joie de vivre et des instants qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Cela démontre à quel point les images peuvent jouer un rôle dans la perception d’un pays. Même si le regard porté sur le Cambodge a évolué, beaucoup d’ONG, afin de se garantir des donations, mettent encore l’accent sur les problèmes plus que sur les réussites. Pour en revenir au repas dont je vous parlais, c’est à partir de ce moment-là que je suis littéralement tombé amoureux du Royaume. Tout contrastait avec la réserve japonaise, la tendance à dissimuler ses sentiments et à les enfouir au plus profond de nous. Ici, c’était exactement l’inverse. Je trouve que c’est l’une des contrées les plus pures au niveau des émotions. »
Un accident qui force la décision
Pourtant, Yosuke est encore loin de s’imaginer qu’il s’installera un jour à Phnom Penh. De retour à Nagoya, le voilà qui poursuit ses études, tout d’abord en management, puis en ingénierie informatique, avant de partir en Australie pour y parfaire son anglais et passer une maîtrise en comptabilité. Rentré au Japon, il devient éditeur pour un magazine, puis responsable informatique pour une grande entreprise.
Un soir, en rentrant chez lui, il s’effondre de fatigue et frappe violemment la tête sur le sol. Emmené d’urgence à l'hôpital, on lui détecte des saignements cérébraux qui nécessitent une lourde intervention chirurgicale. « J’ai été hospitalisé durant plusieurs mois, et on m’a diagnostiqué une malformation assez grave au niveau du cerveau. Mais je m’estime comme ayant été très, très chanceux : je n’ai eu à subir aucune séquelle physique, j’ai conservé l’usage de la marche, de la parole et de la mémoire, bref, je peux m’estimer heureux. Dans mon lit d'hôpital, je réfléchissais à l’avenir : devais-je, une fois guéri, retourner à mon poste, ou bien faire autre chose de ma vie ? Devais-je continuer à être une pièce de puzzle au sein d’une entreprise, ou chercher à faire quelque chose d’original ? Devais-je choisir la sécurité et la facilité d’un emploi salarié, ou bien l’aventure qui me rendrait fier de moi ? Au bout d’un certain temps la décision fut prise, et c’est vers le Cambodge que je me suis naturellement tourné après avoir posé ma démission. »
Le bon patron
Le voilà à Phnom Penh, affrontant la solitude dans sa chambre à 50 dollars par mois. « Je recevais des courriers d’anciens collègues de travail, qui m’envoyaient des photos de leur famille, de leur nouvelle voiture, de la maison qu’ils venaient d’acheter… C’était une période assez dure, emplie de doutes. Je m’étais inscrit à la Norton University pour y continuer des études de management. Malgré des conditions financières difficiles, je m’accordais un petit plaisir de temps en temps : celui d’une belle chemise, achetée dans un magasin de marque. Assez vite, je découvris qu’il était plus avantageux de se faire coudre un vêtement sur-mesure plutôt que d’acheter du prêt-à-porter en boutique. Et commander du sur-mesure me permettait à moindre frais de me sentir riche et privilégié ! Durant cette période, j’ai rencontré un japonais qui travaillait pour une usine de vêtements. Curieux de la manière dont ils étaient créés, je lui ai demandé de m’initier à la confection vestimentaire et j’ai tout de suite trouvé cela passionnant. Après une année de formation, armé de mes quelques patrons, je me suis mis en quête du tailleur idéal. L’idée n’était pas de monter mon entreprise, mais simplement de pouvoir offrir à mes amis ou ma famille une chemise de ma création. Ce n’est qu’en réfléchissant un peu qu’a mûri l’idée de monter une entreprise. C’était en 2012 et jamais je n’aurai pensé que SuiJoh durerait aussi longtemps ! »
« Les Cambodgiens m'ont sauvé »
La petite entreprise, dont les chemises ont tout d’abord été cousues sur le balcon d’un appartement, s’est ensuite dotée d’un atelier et a fini par se forger une solide réputation. « Ce ne sont pas les tailleurs qui manquent au Cambodge, mais il manquait toutefois une marque. De plus, très peu pensent au Cambodge lorsqu’il s’agit d'habits. Lorsque j’ai créé SuiJoh, je voulais rendre les gens heureux : les employés bien sûr, mais aussi les clients. Heureux de pouvoir s’offrir un produit de qualité, mais aussi de porter des vêtements cambodgiens. La plupart de nos créations utilisent le krama, dont le tissu tapisse les portefeuilles, les étuis ou encore le col des chemises. Nous avons étoffé notre offre et invitons les curieux à visiter notre boutique de Phnom Penh. Peu à peu l’équipe retrouve son rythme de croisière, malgré le fait que nous avons durement souffert du Covid et dû fermer de nombreux points de vente. Mais nous avons la chance d'être une équipe très soudée et impliquée, ce qui nous aide à affronter les épreuves de toutes sortes. La prochaine étape sera de créer une branche au Japon. En attendant, il m’appartient de veiller au bien-être et au retour à l’emploi de tous nos salariés. Je veux tenter d’apporter de la joie aux Cambodgiens : ce sont eux qui m’ont donné de l’énergie, ce sont eux qui m’ont sauvé. »
Page Facebook de l’entreprise : https://www.facebook.com/SuiJoh
Comments