Cette recherche part des Mémoires de Zhou Daguan portant sur la société angkorienne de la fin du xiiie siècle et de leur apport à l’anthropologie sociale et culturelle.
L’auteur met ainsi en perspective plusieurs remarques faites par le voyageur chinois sur la culture culinaire des gens d’Angkor avec les pratiques qu’il a pu observer en milieu familial dans la région de Siem Reap de nos jours. Cette note revient en particulier sur la place du tamarin dans la préparation des sauces et des condiments dans la cuisine cambodgienne.
Cet article se veut une mise en perspective des pratiques d’assaisonnement ayant cours actuellement dans la région de Siem reap avec deux courts passages des fameux « mémoires » de Zhou Daguan (Tcheou Ta-Kouan) sur Angkor et ses habitants, le seul document d’une certaine consistance que l’on connaisse sur la vie quotidienne des Khmers vers la fin du XIIIe siècle. Les passages en question relatent l’absence au Cambodge de deux sauces connues comme essentielles dans la cuisine chinoise : la sauce de soja et le vinaigre. En aucun cas, il ne s’agit, dans le cadre de la présente note de lecture, de voir un quelconque essai de reconstitution des pratiques culinaires de ces temps-là, bien qu’a priori une telle entreprise ne soit pas totalement impossible, par le biais d’une véritable ethnologie historique.
Des publications en langues occidentales sur Zhou Daguan et son écrit sur l’ancien Cambodge, deux au moins font autorité : celle du grand sinologue Paul Pelliot datant de 1951 et celle de Peter Harris publiée en 2007. Ces deux auteurs ont chacun mis en garde et invité à la prudence les lecteurs face aux déformations, passages ou chapitres manquants, tronqués, ou bien aux rajouts plus ou moins volontaires dans cette source incontournable. Qu’on se reporte à leurs ouvrages respectifs.
Je me permettrai ici de rappeler très simplement la structure du texte tel qu’il apparaît dans une version du xvie siècle, la plus ancienne connue, alors que l’original à jamais perdu lui est antérieur de presque trois siècles. Il débute par une introduction générale suivie de quarante rubriques de longueurs inégales, dont la progression ou l’agencement n’obéit pas toujours à une logique immédiatement saisissable. À peu près tout l’ensemble consiste en descriptions ou remarques ethnographiques sur la vie de la cité d’Angkor et de ses habitants.
Depuis quelque temps, je fais une recherche en sociologie culinaire des villages d’Angkor d’aujourd’hui. L’étude concerne six villages essentiellement ruraux, trois villages que l’on pourrait qualifier rapidement de périurbains, et plusieurs situations culinaires extra-villageoises.
Dégager une profondeur ou une dimension historique, dans le sens fort du terme, à partir des pratiques actuelles n’était, au départ, inscrit ni dans l’objectif ni dans la démarche d’investigation. C’est seulement au cours de la recherche que certaines données du terrain se sont révélées intéressantes à confronter avec les rares témoignages historiques disponibles. J’ajouterai, d’une part, que le séjour approximatif d’un an de Zhou Daguan se résume à la région d’Angkor, d’autre part, que mes affirmations ne concernent que les villages d’Angkor que j’ai étudiés et ne préjugent pas de l’évolution des habitudes culinaires à venir.
Laissons parler l’observateur chinois en renversant quelque peu l’ordre de la progression des passages : « Les indigènes ne savent pas non plus préparer le soy, faute d’orge et de haricot ».
Dans l’aire ou, plus précisément, dans toutes les maisonnées et les diverses situations couvertes par mon étude, pas une seule fois je n’ai rencontré l’utilisation ni même la présence dans la cuisine de sauce de soja.
C’est dire combien, sur ce point précis, la constatation de Zhou Daguan reste d’actualité. Je m’empresse cependant de préciser que l’étude concerne les repas quotidiens, domestiques en premier lieu et, en second lieu, ceux préparés et pris en commun dans différents chantiers de restauration des monuments d’Angkor, mais toujours hors contexte commercial. En sont exclus, par conséquent, les repas et collations servis soit dans les restaurants, soit dans les échoppes des villages, où, effectivement, on vous propose plutôt le non-quotidien au sens strict du terme.
Cela étant, il va sans dire que dans les zones urbaines, ou même seulement semi-urbanisées, la sauce de soja s’impose assez fréquemment dans les cuisines. Bien des marques sont fabriquées au Cambodge même. Son utilisation semble être ancrée dans les habitudes culinaires des villes depuis bien longtemps.
On peut même imaginer qu’assez tôt, le soja a pénétré dans les campagnes des berges du Grand Fleuve et de ses affluents, là où se sont installés de préférence les immigrants chinois de différentes ethnies. Cela n’est d’ailleurs qu’une idée générale, car il serait évidemment imprudent d’aller plus loin en conjecture. Remarquons simplement qu’à plusieurs reprises Zhou Daguan laisse entendre que, de son temps, les Chinois étaient déjà nombreux à Angkor, et que des produits de Chine y étaient négociables. Certains, comme la table basse, introduisaient carrément une nouvelle « technique du corps » chez les Khmers de l’époque. Pourtant la sauce de soja – pour revenir à notre sujet – était encore inconnue d’après le témoignage de Zhou Daguan.
Il ajoute à propos d’un autre condiment, cette fois porteur non plus de la saveur salée mais acide :
« Les indigènes ne savent pas faire de vinaigre. S’ils désirent rendre une sauce acide, ils y ajoutent des feuilles de l’arbre hien-p’ing (? Ampil). Si l’arbre bourgeonne, ils emploient les bourgeons ; si l’arbre est en graines, ils emploient les graines.»
Bien qu’incomplète en ce qui concerne l’usage des éléments naturels acides, l’assertion ci-dessus est criante de vérité. Dans le cadre de cette note, j’essaierai de la confronter rapidement avec les données du terrain déjà présenté.
On sait que le vinaigre est bien connu et assez largement utilisé des Cambodgiens d’aujourd’hui. À la différence de la sauce de soja qui est toujours manufacturée, le vinaigre, dont on connaît une grande variété, est assez souvent fabriqué individuellement pour le besoin de la maisonnée. En d’autres termes, sa fabrication est relativement facile. À la campagne, il est assez fréquent qu’il soit fait à base de jus de palme.
Et pourtant pas une seule fois, là non plus, je n’en ai rencontré au cours de ma recherche (entendre : dans la région couverte par celle-ci). Pour le goût acide, les gens recourent à une multitude de feuilles et de fruits dont je suis incapable de produire la liste complète. Dans cette gamme, comme l’indique Zhou Daguan, figure évidemment le tamarin (ampil) : ses jeunes feuilles, ses fruits à différentes étapes de la croissance.
Quelles sont les préparations khmères où l’acidité intervient comme saveur particulièrement marquée ? Grosso modo elles relèvent de deux catégories de mets et des sauces d’une manière générale. La première catégorie est celle des « mets liquides » (mhaup teuk) dont la saveur dominante tire vers l’acidité, précisément : les samlâ mchou. Le second type, relevant du groupe « mets solides » (mhaup kôk), est représenté par la catégorie bok, « (mets) pilé ». Comme accompagnement de certains plats – par exemple une grillade de poissons –, la plupart des sauces ou condiments se dotent d’une composante acide.
Concrètement, voyons maintenant l’usage que l’on fait du tamarin, puisque l’on en trouve mention dans Zhou Daguan. Les exemples suivants viennent tous de la seule aire bordant immédiatement le marché de Roluoh, la plus « urbanisée » par rapport à tout le reste de la zone étudiée. On l’a choisie à dessein pour son caractère relativement ouvert vers l’extérieur. En principe, dans un tel milieu, mais cela reste un a priori, les ressources de l’environnement deviennent soit plus pauvres soit peu exploitées. Le potager de la maison apparaît souvent comme moins vital qu’en rase campagne et l’économie domestique quotidienne fait appel à davantage de transactions commerciales. Plaçons les exemples relevés dans le cycle des moussons, étant donné qu’il commande celui de la végétation, en particulier du point de vue de l’exploitation culinaire.
Jeune tamarin (fruit)
Le premier exemple illustre l’utilisation de jeunes fruits du tamarinier – le tamarin. Plusieurs tamariniers poussent sur le grand terrain de la maison qui nous concerne ici, sans que celle-ci dispose d’un potager véritablement digne de ce nom. Nous sommes vers la fin du mois d’août, la mousson s’est installée depuis un peu plus de trois mois déjà. Un poisson andèng grillé est l’un des deux mets que l’on prépare pour le repas de ce soir. Il faut, bien sûr, un condiment pour l’accompagner.
En ville, sans même parler des restaurants où le réflexe est, pour ainsi dire, automatique, on recourrait volontiers au teuk trei. Une telle sauce serait agrémentée de différents ingrédients, y compris d’un fruit acide quelconque – et pourquoi pas de tamarin – du moment que le très salé teuk trei commande le goût général. Tel n’est pas le cas ici, où le goût dominant recherché doit être, au moins, équilibré entre le salé et l’acide, sinon plutôt tiré vers l’acide.
Jeunes feuilles de tamarinier
Nous sommes à la mi-septembre, encore en pleine mousson d’été. Les fruits restant du même tamarinier se sont quelque peu raréfiés et surtout, deviennent mûrs. Mais ce qui intéresse notre cuisinière, ce sont les jeunes feuilles toutes vertes, abondantes, dont elle cueille une certaine quantité. En effet, le mets liquide du repas du soir est un samlâ mchou aux crabes.
Il faut dire que le crabe, en saison des pluies, bien que relativement facile à trouver, est moins apprécié qu’en saison sèche où certes il faut alors le sortir péniblement à coup de bêche de son trou, à environ 80 cm dans un sol très dur, mais la récompense est que, étant resté en estivation des mois durant, il devient bien gras.
Les principaux ingrédients sont (photo ci-dessus) les feuilles de tamarinier, de la citronnelle arrangée en botte, qu’on laisse seulement infuser pour ses qualités olfactives avant de la retirer du produit fini, du galanga (rumdéng), indispensable à nombre de mets, de l’ail, du prahok (pâte de poisson salé et fermenté) et du gros sel pour le goût salé, du sucre de palme, du basilic sacré (mreah preou) à mettre en dernier, lorsque tout est prêt.
L’ail, le galanga découpé en tranches et les feuilles de tamarinier sont ensuite aussi pilés
Tamarin adulte
Nous sommes dans une autre maisonnée du même village de Roluoh Lech. On y prépare un plat particulier, à mi-chemin entre un vrai mets et un amuse-gueule, sorte de mets d’agrément pris hors des repas : un bok l-hong connu sous l’appellation « salade de papaye ». Il convient de rappeler ici qu’un bok l-hong khmer, préparé hors commerce, est très différent du som tam thaï ou du tam mak houng lao. L’utilisation du prahok à la place du kapi (pâte de crevette en thaï) ou du padèk (lao) est l’une de ses caractéristiques.
On voit aussi un poisson phtuok entier mis à cuire de la même façon, dont la chair cuite est ensuite pilée avec l’ensemble des ingrédients. Autre trait remarquable : pour la salade khmère, le citron n’est pas indispensable et systématique comme pour ses congénères thaï et lao. On cherche souvent à le remplacer par un autre élément acide qui ne soit pas trop neutre. Dans le cas qui nous concerne, on recourt aux tamarins. Les jeunes fruits seraient l’idéal, mais il est impossible de s’en procurer en ce début de janvier. Il faut se contenter des fruits adultes, car il en reste encore, bien que la plupart aient déjà atteint la maturité. La préparation n’en est pas si simple.
Il faut d’abord, à l’aide d’un couteau, enlever la peau, puis découper chaque fruit pelé dans le sens de la longueur pour, enfin, les débarrasser des graines.
On pile dans un premier temps les ingrédients contenus dans le mortier,, avant de les mêler, toujours dans le même mortier, avec la chair émiettée du poisson grillé, puis enfin avec la papaye râpée. Le tout sera servi avec des cacahuètes et un ensemble de légumes dont certains viennent du potager, tout comme la papaye elle-même.
Il n’est pas inopportun de revenir un court instant dans la première maisonnée pour voir, à la même époque de l’année, une autre forme d’utilisation du tamarin au même stade de croissance. L’un des mets du repas est un ph-âk kreum tonsay, c’est-à-dire de minuscules poissons fermentés d’une certaine manière. Parmi les légumes d’accompagnement, on relève des tranches de tamarin non débarrassées ni de l’écorce ni des graines. C’est donc le goût de ce fruit dans sa globalité qui est ici recherché, l’âpreté et la pointe d’amertume des graines corrigeant l’acidité de la pulpe…
Tamarin mûr
On a vu qu’on peut trouver du tamarin mûr ici ou là, en pleine saison des pluies, certes en petite quantité. Mais c’est en saison sèche et chaude qu’il règne en maître sur les arbres. Son aspect et sa constitution changent drastiquement : le cortex s’enlève presque tout seul, en tout cas sans difficulté, les graines deviennent très dures et ne servent plus. Seule la pulpe est utilisée, présentant un goût autre, mais tout aussi apprécié que quand elle est plus jeune. L’avantage est qu’on peut la garder longtemps et, de ce fait, on peut en avoir à longueur d’année. Sans tamarinier chez soi ou chez les voisins, il n’y a qu’à s’en procurer dans n’importe quelle échoppe du village. Le prix en est tout à fait modique.
Le village de Ta Prak est contigu au marché de Roluoh qui s’étend et se modernise de jour en jour. Située en zone urbanisée, la maisonnée qui nous concerne ici conserve pourtant un mode de vie rural encore à peine perturbé. Le potager offre une variété importante d’arbres fruitiers et de plantes culinaires.
Pour ce soir, l’un des mets du repas est un samlâ mchou de papaye des plus simples. Deux poissons phtuok ont été achetés au marché tout proche, ce matin. Les deux papayes, dont une seulement va être utilisée, viennent du potager. Sont successivement mis dans la marmite sur le feu : une botte de citronnelle et un morceau de galanga écrasés (qu’on laisse seulement infuser), de l’ail haché, du sucre, du sel et un morceau de prahok.
Dès les premières ébullitions, on incorpore les tranches plates de papaye verte, suivies des morceaux de poisson. Ce n’est qu’ensuite qu’on s’occupe du mchou (élément acide), en l’occurrence du tamarin mûr.
Tout le liquide est ensuite versé dans la marmite. L’opération est renouvelée plusieurs fois dans le but de tirer le maximum du tamarin. Puis on jette toute la matière grossière. C’est ainsi que le produit fini peut tromper la vue sous l’apparence d’un plat plutôt pauvre.
Voilà quelques exemples d’utilisation du tamarin à l’époque actuelle qui montrent combien le deuxième passage déjà cité de Zhou Daguan reste d’actualité. Il faut dire et répéter que l’intention de l’émissaire chinois n’était point de parler du tamarin, mais d’informer ses compatriotes en Chine qu’au Cambodge on ne trouvait ni sauce de soja ni vinaigre. Le détail est d’importance pour les Chinois car ce sont là deux sauces ou condiments absolument indispensables dans leur cuisine.
À partir de cette glose ou commentaire sur le tamarin, la réflexion devrait, dans une étape ultérieure, s’orienter sur l’influence que la cuisine chinoise (encore faible ? voire même nulle ?) pourrait avoir exercée sur la cuisine khmère au xiiie siècle. Vu l’utilisation assez fréquente aujourd’hui de ces deux sauces en milieu urbain, nous commençons à disposer là d’une vue diachronique, timide il est vrai. Sur l’autre plateau de la balance, mais cette fois en synchronie, nous venons de voir qu’à Angkor aujourd’hui, même en milieu relativement urbanisé, on continue de recourir au tamarin dans les différentes étapes de sa croissance.
Bien sûr, il ne saurait être question de tirer une conclusion définitive à partir d’un seul exemple. Le tamarin, du reste, n’est qu’un ingrédient dans la vaste gamme de ceux qui fournissent l’acidité : le krasaing, le tromoung, le pongro, le sandan, le mkak (cultivé ou spontané), le kralanh, le thnoeng, le kréng, la mangue verte et bien d’autres plantes encore que j’ignore. Non seulement on recourt aux plantes pour leur acidité, mais encore, et très souvent, aux ângkrâng, grosses fourmis rouges qui font leurs nids sur des branches d’arbre. Si l’on étend la description à tous ces ingrédients, on aura traité ou abordé un pan important de la cuisine rurale khmère, à savoir les sauces et condiments culinaires. Ainsi, on comprendra sans doute un peu mieux les différents degrés de pénétration d’éléments et de modes culinaires étrangers au Cambodge, selon les régions et les types de srok (« pays »).
Par Ang Chouléan - Ethnologue, Université Royale des Beaux-Arts (Phnom-Penh), conseiller de l’autorité APSARA et fondateur de l’association Yosothor.
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