Il y a quelques années, la journaliste Julie Rolland avait rencontré pour Cambodge Mag les villageois qui s'inquiétaient alors de l'éventuelle disparition du pont de bambou. Aujourd'hui, le pont est resté mais n'est plus utilisé comme auparavant, uniquement par les promeneurs, pêcheurs et touristes...
En 2017, les habitants de Koh Paen, petite île bordée du Mékong, pensaient troquer leur pont en bambou contre un nouveau pont « en dur », le début d’une nouvelle ère pour la vie locale.
Le pont de bambou le plus long du monde devait être remplacé par un pont en béton reliant Koh Paen, une île de près de 8000 habitants bordée par les eaux brunes du Mékong à la ville de Kampong Cham dans la province éponyme de l’est du Cambodge. Mis à bas chaque année par le fleuve en crue, le pont de bambou est reconstruit lorsque le niveau des eaux baisse.
Le poids de la taxe
Le roulement des charrettes dévale un parterre de bambou sur l’espace sableux menant au péage du pont. Il est six heures du matin, le ciel est couvert et la température a nettement baissé après une nuit de pluie providentielle pour un pays en pleine sécheresse. Sokha supervise le transport de plus de cinq tonnes de tabac séché depuis Koh Sotin (île accolée de l’autre côté de Koh Paen) pour être exportées vers le Vietnam. San et ses compagnons charretiers effectuent la première partie de l’acheminement, depuis l’île jusqu’à la ville de Kampong Cham, pour 25 000 riels chacun (environ 6 US dollars). Mais Sokha doit aussi s’acquitter du tarif réglementaire, 10 000 riels par charrette, pour la traversée du pont de bambou. Le coût total du transport, comptant une dizaine de charretiers dressés sur de gros blocs de tabac solidement empaquetés dans des sacs de toile cousue, est plutôt élevé. Le péage, situé à la pointe orientale de l’île, là où une zone de baignade est aménagée durant la saison sèche, est un passage obligatoire pour tous les usagers du pont. Le prix affiché pour la traversée varie entre 200 et 10 000 riels en fonction du moyen de transport utilisé. Hormis les enfants en bas âge et les moines bouddhistes, personne n’est exempté de cette taxe, pas même les insulaires qui manifestent un sentiment d’injustice face à cette situation.
Pour les commerçants, cette dépense se répercute différemment, selon que les produits vendus proviennent soit de l’île soit de la ville. Sotha, qui tient une petite échoppe sur l’artère principale du village de Koh Paen, se ravitaille tous les jours au marché de Boeung Kok à Kampong Cham. Afin de rentabiliser le coût de la traversée et générer quelques bénéfices, elle revend ses produits plus cher qu’en ville (le kilo de pak-choï, variété de chou chinois, est ainsi vendu 5000 riels contre 4000 riels en ville). À l’inverse, les producteurs locaux s’infligent un prix de vente au rabais en guise de compensation, un moyen d’attirer la clientèle. C’est le cas de Thi Hon, dans le village de Koh Prolount, qui possède des pomélos dont elle vend les fruits 1000 riels pièce contre 3000 vendus en ville. « Avec le [nouveau] pont, les produits de l’île pourront se vendre plus cher, car les acheteurs n’auront plus à payer pour la traversée. Je pourrai aussi augmenter mes revenus en vendant mes pomélos au même prix qu’en ville », explique-t-elle. Tout en participant à l’essor de la vie locale par le maintien de liens économiques et sociaux importants avec le continent, le pont de bambou induit donc une difficulté financière non négligeable que la disparition du péage avec la mise en service du futur pont permettra de résorber.
Un ouvrage traditionnel suranné ?
Avant les premières lueurs de l’aube, petits producteurs, grossistes, échoppiers ou vendeurs ambulants entament la traversée du pont et se croisent au milieu du fleuve. On s’active aussi dans les deux petites huttes autour du péage. L’usage du pont de bambou, tout comme celui du bateau en saison des pluies, est géré à travers une concession publique gérée depuis plus de dix ans par M. Yong Oun, originaire d’une autre île de la région. Composé presque entièrement de bambou (matériau particulièrement robuste et moins cher que le bois) assemblé par du fil de fer, le pont mesure aujourd’hui près de 800 mètres de long, contre seulement 300 mètres il y a une trentaine d’années, un allongement dû principalement à un affaissement des berges ainsi qu’à un possible changement d’emplacement. Bien que la traversée demeure délicate, avec des lattes cassant parfois sous le poids des véhicules, M. Yong n’a eu de cesse de renforcer la structure du pont, au prix d’un dur labeur embauchant chaque année 20 à 30 hommes pendant une vingtaine de jours. Reconnu pour son savoir-faire et son ingéniosité, il en a fait une véritable voie à double sens capable de supporter le passage de larges pickups et camionnettes. La mise en service du nouveau pont signera donc pour l’actuel patron du pont de bambou la fin d’une tranche de vie peu ordinaire sur ce petit bout de terre. Difficile de connaître les caractéristiques précises du pont de bambou originel, ses secrets d’histoire résident dans une mémoire orale manifestement soumise aux fragilités du temps. La construction de l’ouvrage remonterait à la fin de la période coloniale française sur le territoire cambodgien. Après une interruption pendant le régime des Khmers rouges, elle s’organisa à nouveau sous l’impulsion d’un comité de villageois (avec du riz comme monnaie d’échange pour pallier à la destruction des moyens économiques du pays) avant d’être confiée aux autorités du district puis de la province. Les progrès techniques réalisés au fil du temps sur le pont de bambou n’ont pu cependant modifier le cours naturel du fleuve obligeant à rejoindre l’autre rive par bateau une partie de l’année. La traversée par bateau s’avère d’autant plus longue et onéreuse, pouvant mettre jusqu’à deux heures aux heures lorsque les passagers se font rares et que le bateau attend de se remplir. Aussi, le béton possède cet autre avantage sur le bambou, il offre les moyens d’une traversée facile et rapide toute l’année.
Incitation au départ
Kampong Cham forme l’une des grandes provinces agricoles du Cambodge et les îles du Mékong ne font pas exception. Une douce tranquillité enrobe les terres de Koh Paen dont les berges contribuent à alimenter de nombreux produits, notamment le riz, le maïs, le sésame ou encore le tabac. Pourtant, loin du Pays de cocagne, le manque d’eau et d’investissement est problématique, et les revenus issus de l’agriculture sont généralement insuffisants.
Nombreux sont ceux qui délaissent le village natal, les jeunes en premier, pour aller travailler à Kampong Cham ou dans d’autres grandes villes du pays, et parfois au-delà des frontières. » Avant, il y avait beaucoup plus de maisons. Maintenant les gens sont partis, car il n’y a pas de travail sur l’île à part dans les champs. Il ne reste que les vieux sur l’île ! » déclare Thi Hon dont un fils travaille dans une province de l’ouest du pays, à la frontière avec la Thaïlande et dont la petite-fille étudie au Vietnam.
Pourtant, les dernières années ont vu des changements remarquables pour Koh Paen. Outre l’accès aux réseaux de téléphonie mobile et internet mis en place par les opérateurs privés, deux autres services privés fournissent désormais les villageois en électricité et en eau. Inauguré en 2012, le réseau local d’électricité a permis de remplacer la majorité des batteries et des générateurs utilisés jusque-là. Le service de distribution d’eau, quant à lui, est opérationnel entre 6 h le matin et 7 h 30 le soir. Il ne dessert encore que 300 familles en attendant une meilleure capacité de production et de distribution. Mais l’insularité pèse aussi sur les dépenses encourues pour ces services de base facturés plus du triple du montant des services publics. De quoi encore accentuer le sentiment d’injustice, comme évoqué par Vuan Di, autre charretier rencontré dans l’île, de façon quelque peu sommaire, mais non moins légitime : » Les habitants de Koh Paen ne sont pas riches et pourtant ils dépensent plus que les riches ! » s’exclame-t-il.
Perspectives divergentes
Le nouveau pont avait donc toutes les raisons de raviver l’espoir à l’intérieur de l’île. Avec lui, deux autres projets d’envergure avaient été validés par les autorités provinciales : le revêtement de la voie reliant le pont à la route principale de l’île et le raccordement du réseau électrique local au réseau public de la ville. Par ailleurs, la circulation des voitures sur Koh Paen augmentera et les camions ou les bus pourront désormais effectuer le transport de personnes et de marchandises directement depuis ce côté de la rive. Débarrassés du poids financier de la taxe, les agriculteurs seront aussi éventuellement plus à même de tirer profit du maraîchage, encore peu développé sur l’île, s’ils parviennent à accroître leur production. Globalement, la croissance économique escomptée devrait favoriser le développement de la vie locale et permettre de réduire les inégalités avec la ville. En revanche, l’arrivée des poids lourds sur les routes de Koh Paen risquera de concurrencer les charretiers, un mode de transport faisant encore partie intégrante du paysage insulaire. Le chargement et le déchargement de plusieurs centaines de kilos de produits agricoles ou de matériaux de construction (ciment, sable, bambou) sous les fortes chaleurs tropicales rend leur tâche éreintante. Mais pour la petite centaine qu’ils sont à exercer ce métier, elle constitue une source de revenus importante. Pourtant, la perspective de perdre une part de leur travail ne diminue pas la satisfaction des charretiers, à l’image de Vuan Di, pour qui le « besoin de se moderniser » prévaut et de San, plus de trente trente années d’expérience au compteur, et qui ne doute pas que les charrettes seront utiles encore longtemps, tant sur les chemins auxquels les camions n’auront pas accès que pour le transport de marchandises en petite quantité. L’année prochaine, le pont de bambou cédera la place aux pieux métalliques et autres poteaux béton porteurs d’espoir dans cette petite île du Mékong cambodgien. Toutefois, la situation des charretiers symbolise aussi une atteinte plus large à « un environnement naturel et un mode de vie traditionnel » dont les autorités affirment pourtant « percevoir tout le potentiel » selon Han Kosal, directeur administratif du bureau de la province de Kompong Cham. Un potentiel essentiellement touristique, pour lequel la construction du pont de bambou sera susceptible de se poursuivre, mais dans une version simplifiée.
Au crépuscule, le pont de bambou se transforme en lieu de rencontre pour la jeunesse cambodgienne locale. Au même moment du côté du village de Kompong Trom, Ta Zoum, septuagénaire avenant à la conversation engageante, ne se lasse pas d’admirer la progression du futur pont et se réjouit d’avance pour les jeunes générations, « à condition qu’elles n’aillent pas dépenser l’argent de la traversée du pont inutilement ! » lance-t-il, les yeux rivés sur le fleuve. Cela fait des années qu’il rêve de ce pont.
Texte et photographies par Julie Rolland
Photos additionnelles : Christophe Gargiulo
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