À la fin des années soixante, les immenses efforts de la reine Kossomak et le talent de la princesse, soutenus par le Prince Sihanouk, auront porté le Ballet royal à un niveau de proche de la perfection. Les danseuses bénéficient des conditions matérielles idéales pour s’entrainer. L’enseignement dispensé par l’école des beaux arts permet d’assurer la relève et la pérennité du Ballet.
L’avenir de la danse classique, mais aussi de l’ensemble des arts khmers, semble prometteur. Le sourire de la belle danseuse étoile montre un bonheur qu’on aurait voulu éternel. Elle a porté l’interprétation de la danse Apsara a un niveau jamais atteint, Son Altesse Royale la princesse Buppha Devi a toutes les raisons d’être heureuse. De son côté, le royaume continue de vivre sous la douceur du Sangkum. Les réformes lancées par le prince et appuyées par les puissances occidentales ont porté leurs fruits. Le Cambodge reste un pays rizicole, mais l’agriculture se diversifie et permet de nourrir ses 5 millions d’habitants.
Pourtant, cela ne va pas durer. Dans la péninsule indochinoise, les conflits meurtriers se rapprochent. Le Cambodge a une politique de neutralité, mais le vacarme des bombes qui tombent sur le Vietnam en guerre avec les États-Unis est décidément trop proche des frontières du royaume. Après la bataille de Den Bien Phu en 1954, les Français se retirent du Vietnam. En 1955, les Américains sont déjà présents et la guérilla contre les Vietnamiens du Nord, appelés aussi Viêt-Cong, va s’intensifier au point de devenir une guerre totale dès la fin des années 50.
En 1969, le président américain Nixon lance l’opération de bombardement appelée « Menu ». Le leader américain prétend que des troupes vietnamiennes stationnent sur le sol cambodgien et décide de bombarder massivement les régions frontalières.
« Cette campagne de bombardement restera très contestée, mais les bombes seront bien réelles. 2.756.000 tonnes d’explosifs sont larguées sur le Cambodge. Les paysans fuient alors les campagnes pour se réfugier dans les villes »
Et alors, dans les campagnes, une autre menace se profile à l’horizon : les Khmers rouges de Pol Pot. En 1970, le prince Sihanouk est victime d’un coup d’État. Le général Lon Nol prend le pouvoir et les affrontements de l’armée régulière contre les Khmers rouges se rapprochent de Phnom Penh. Alors que la marche des Khmers rouges sur la capitale devient inquiétante, les ambassades occidentales ferment, les américains évacuent leurs ressortissants, des milliers de Cambodgiens affluent vers la capitale, des milliers d’autres partent en exil.
La chute de Phnom Penh
Le 17 avril 1975, les Khmers rouges ont vaincu l’armée de Long Nol et entrent dans Phnom Penh, ils sont d’abord accueillis comme libérateurs par la population traumatisée par les bombardements et cinq ans de guerre civile.
Mais très vite, l’enthousiasme retombe. Les soldats de Pol Pot, le leader khmer rouge, ordonnent à tous les habitants de faire leurs bagages et d’évacuer la ville. Les citadins sont stupéfaits, ceux qui refusent de partir sont exécutés. Le royaume va alors ouvrir l’une des plages les plus longues et les plus sombres de son histoire. Le régime khmer rouge va durer jusqu’en 1979.
La fin des artistes
Sous prétexte d’une idéologie révolutionnaire et souhaitant voir l’émergence d’un homme nouveau, les leaders khmers rouges vont persécuter sans relâche les intellectuels, les bourgeois, et les artistes. Bien que la sœur même du leader Pol Pot fût une danseuse du ballet royal, elles ne seront pas épargnées, bien au contraire. Elles seront déportées, humiliées, torturées, jetées sur les routes dès avril 1975, condamnées à mourir de faim et de fatigue dans les camps de travaux forcés. Sous ce régime meurtrier, les membres de la famille royale sont contraints à l’exil. La princesse Buppha Devi devra s’exiler en Chine. Sa grand-mère, qui représentait tant pour la jeune artiste, meurt à Pékin onze jours après la chute de Phnom Penh.
Si les artistes du Ballet royal étaient cruellement visées et poursuivies avec acharnement, c’est peut-être parce qu’elles représentaient l’essence même de l’âme khmère que le nouveau régime utopiste voulait effacer. Ces danseuses célestes symbolisaient quelque chose d’éternel et de sacré qui horripilait l’idéologie dévastatrice de Pol Pot. On ne saura jamais exactement combien d’entre elles moururent d’épuisement ou furent exécutées. Sur les centaines de danseuses du temps de la reine Kossomak, une trentaine peut-être survivra.
Les Khmers rouges ne se contenteront pas de persécuter les artistes. Les symboles de la religion bouddhique furent sciemment détruits et les moines défroqués ou assassinés. Les Khmers rouges n’eurent pas de politique particulière quant au riche patrimoine archéologique d’Angkor Wat. L’indifférence semble avoir été une règle générale. Toutefois, le patrimoine angkorien souffrira aussi de cette période : de nombreuses statues en pierre furent détruites à l’explosif, et plusieurs statues en bois servirent de combustible.
À Phnom Penh, plusieurs membres de la famille ont été assassinés et le roi Sihanouk et son épouse sont gardés prisonniers dans un pavillon du Palais Royal.
De l’autre côté de la ville, dans le quartier de Toul Sleng, les Khmers rouges transforment une école en un centre d’interrogatoire qui deviendra tristement célèbre sous le nom de S21. Là aussi, des artistes périront sous la torture et la violence des gardiens de la prison.
Chute des Khmers rouges
En 1978, les Vietnamiens, en guerre contre les Khmers rouges, passent à l’offensive et prennent le contrôle d’une grande partie du pays. En janvier 1979, un nouveau gouvernement est mis en place. C’est la fin du régime de Pol Pot, mais les affrontements entre différentes factions rivales continuent.
Pour les populations, c’est l’exode, le pays est ruiné, la guerre civile fait rage, la famine menace, des camps de réfugiés s’installent tout au long de la frontière avec la Thaïlande. Dans ces camps qui comptent parfois plusieurs centaines de milliers de réfugiés, la vie parvient à se réorganiser. L’aide internationale peut travailler, construire des écoles, des hôpitaux sommaires, assurer le ravitaillement. Mais le nombre de réfugiés grandit chaque jour un peu plus.
Si la vie peut reprendre, les camps restent des endroits dangereux. Les Khmers rouges font parfois des incursions meurtrières pour se ravitailler ou prendre le contrôle d’un camp, les règlements de comptes à la grenade et au fusil sont fréquents. Pourtant, la princesse n’hésitera pas à y faire de longs séjours pour apporter du réconfort et de l’aide, mais aussi animer des écoles de danse classique.
« Quand le pays était en guerre, la princesse s’était installée en France, pendant quelque temps. Elle venait de temps en temps à la maison, chez mes parents. Ils invitaient la princesse de temps en temps. C’est à cette occasion que je l’ai vu, j’étais tout jeune, et ce sont des images que je n’oublierai pas », raconte S.A.R le Prince Tesso Sisowath qui deviendra plus tard le fidèle collaborateur de la princesse.
« Par la suite, on s’est perdus de vue, car la Princesse a quitté la France, pour venir à la frontière thaïlandaise soutenir la résistance », précise-t-il.
C’est donc avec tout son courage et la volonté sans faille de redonner fierté à son peuple que la Princesse se rendra dans ces camps de la frontière. C’est aussi et paradoxalement dans un pays exsangue et toujours en guerre que la Princesse a décidé de commencer cette renaissance du Ballet presque anéanti par quatre ans de folie meurtrière sous le régime de Pol Pot.
« Je le sais parce qu’elle m’a raconté cela par la suite. Mais moi, j’étais beaucoup trop jeune pour cette époque. Je sais que la Princesse, à cette époque, a dû abandonner beaucoup de choses pour travailler dans les camps », conclut le Prince Tesso. Alors que le pays tente de se reconstruire, les années qui suivirent furent celles des retrouvailles entre les danseuses survivantes. Il y eut surement beaucoup d’émotion et de tristesse pour celles qui n’étaient plus là. La danseuse étoile Van Savay, survivante de l’horreur, pourra fuir et se réfugier dans un camp en 1980. Elle aussi donnera son énergie et sa foi pour faire revivre le ballet. Elle raconte :
« Nous nous sommes revues, comptées et nous avons longuement pleuré »
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