Elle a connu la princesse Buppha Devi à son plus jeune âge, a dansé avec elle jusqu’à ce que la guerre les sépare. En 1993, Pen Sokhoun retrouvera la Princesse et les quelques survivantes du régime sanguinaire de Pol Pot. Ensemble, elles n’auront cesse de faire revivre le Ballet, lui redonner grandeur et éclat à travers le monde. Entretien au sujet de quelques moments forts de la vie d’une rescapée :
CM : Parlez-nous de votre histoire en quelques mots
Je m’appelle Pen Sokhoun. J’ai commencé à m’entraîner au Royal Ballet depuis l’âge de 9 ans. Je répétais au palais, car ma grand-mère m’y amenait dès l’âge de 9 ans. C’est durant ces années-là que j’ai connu S.A.R la princesse Buppha Devi et que j’ai commencé à danser avec elle.
Je suis devenue professeure en 1968 et j’ai enseigné jusqu’à l’arrivée des Khmers rouges en 1975. Mais, dès les années 1970, les choses ont changé. Avec la guerre civile, il y avait souvent des tirs de mortier et des bombardements souvent proches du palais royal.
« Nous avions toutes peur, mais nous continuions à nous danser malgré tout, car nous étions passionnées »
Mais, les choses ont empiré avec l’arrivée des Khmers rouges. J’ai été alors séparée de mon mari, de mes enfants, de mes grands-parents et, un jour, j’ai appris qu’ils étaient tous morts.
CM : Comment avez-vous survécu ?
Laissez-moi vous dire la vérité. Nous avions vite compris qu’il fallait cacher notre activité, la garder secrète. Si les Khmers rouges avaient su que j’étais une danseuse du Ballet royal, ils m’auraient exécutée sur le champ. Je ne pouvais pas rester dans mon village natal, car tout le monde me connaissait et m’appelait Neak Loung, mon père m’a alors envoyée dans une autre province.
CM : Que s’est-il passé lorsque les Khmers rouges sont tombés ?
Lorsque la guerre a pris fin, j’étais à Thmor Kol dans la province de Battambang. Ma mère était encore vivante et résidait à Phnom Penh. Elle avait entendu dire que le gouvernement appelait les artistes à se faire connaitre pour reprendre des activités. J’ai donc décidé de revenir dans la capitale. D’abord, j’ai travaillé au Département des Arts du ministère de la Culture et des Beaux-arts et plus tard, j’ai intégré l’école des arts ou j’enseigne encore aujourd’hui.
CM : Parlez-nous de vos retrouvailles avec la Princesse
Lorsque je m’entraînais au palais royal dans les années 60, j’ai également beaucoup répété avec la Princesse. J’accompagnais aussi celle-ci pour les spectacles. Je ne me rappelle plus quand je l’ai vue pour la dernière fois avant la chute de Phnom Penh, mais je me rappelle ne l’avoir revue qu’en 1993.
De plus de 300 danseuses et maîtres de danse, nous n’étions plus alors qu’une trentaine. Et, vous vous doutez bien que ces retrouvailles ont été très lourdes en émotion.
Mais, j’étais tellement heureuse et excitée de pouvoir travailler avec elle à nouveau même après tout ce temps. Depuis son retour, je ne l’ai plus quittée et j’étais réellement fière de pouvoir l’accompagner pour des spectacles à l’étranger.
CM : Qui était Buppha Devi pour vous en fait ?
Pour moi, la Princesse était une référence pour le Ballet royal. Elle était extraordinairement douée pour la danse, a très vite assimilé toute la complexité de la danse classique khmère, mais c’était aussi une grande artiste qui avait su rester à l’écoute, adapter les chorégraphies, structurer les programmes d’enseignement, et surtout redonner vie et grandeur au Ballet royal.
« Je crois que toutes celles et ceux qui ont appris la danse avec elle ont bénéficié du meilleur professeur de cet art si complexe et difficile »
Après la guerre, elle a très vite pris conscience du besoin de préserver encore plus cet art millénaire. D’avoir pu inscrire le Ballet royal au patrimoine mondial de l’UNESCO a été pour nous toutes un merveilleux accomplissement. Nous lui sommes si reconnaissantes pour cette consécration qui a permis de faire connaitre et rayonner la danse classique khmère à travers le monde.
CM : Quelles sont les difficultés d’enseigner la danse classique khmère ?
Pour être honnête, être professeur de danse est difficile, car je dois assumer beaucoup de responsabilités. L’avenir d’une danseuse dépend fortement de la qualité de l’enseignement, je dirais même à 100 %. Et même au sein des meilleurs, il y a parfois des rôles qu’ils ont du mal à interpréter.
Prenons l’exemple de Phreah Ream, tous les artistes, y compris les meilleurs ne sont pas forcement en mesure de le jouer correctement. C’est là que réside la difficulté d’un l’enseignement de danse classique de grande qualité, nous pouvons donner les bases sans trop de mal, mais façonner d’excellentes danseuses capables de jouer les rôles les plus difficiles est bien plus complexe qu’on ne le croit.
CM : Quels sont les meilleurs moments de votre carrière ?
Le moment où j’ai été la plus heureuse est celui où j’ai vu que mes élèves étaient capables de danser dans des spectacles de grande qualité. Mais, aujourd’hui je suis aussi pleinement satisfaite de mes deux filles qui sont devenues d’excellentes danseuses et qui, un jour je l’espère, pourront prendre ma relève.
Enfin, le fait d’avoir pu travailler autant d’années avec la princesse fut une histoire parsemée de grands moments, de grandes satisfactions, je suis tellement heureuse d’avoir pu travailler avec elle.
Propos recueillis par Christophe Gargiulo. Remerciements à S.A.R Tesso Sisowath
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