Après l’élection américaine, les Cambodgiens se sont montrés plutôt partagés quant à leur préférence entre Donald Trump et Joe Biden et les avis demeurent assez divergents concernant l’avenir des relations entre le pays de l’Oncle Sam et le royaume.
Même s’il semble peu probable que la victoire de Joe Biden soit remise en cause même avec les contestations du vote annoncées par son rival, plusieurs observateurs cambodgiens, politiciens, dirigeants de la société civile et étudiants se sont montrés quelque peu divisés quant à savoir qui ils voulaient voir diriger l’Amérique. Certains souhaitent un changement de direction, tandis que d’autres affirment que les relations avec la superpuissance resteront probablement inchangées, peu importe qui occupe le bureau ovale de la Maison Blanche.
Sans se prétendre spécialiste de la politique américaine, Cambodge Mag a compilé quelques réactions prises sur le vif et parcouru les réactions des analystes ainsi que plusieurs déclarations publiées dans les médias locaux et internationaux.
Espoir de changement
Chak Sopheap, directrice exécutive du Centre cambodgien des droits de l’homme déclare que l’administration Trump n'a pas donné la priorité aux principes des droits de l’homme. Elle ajoute que les fonds consacrés à la santé, à la protection des droits des LGBT et à d’autres projets liés à la santé ont été réduits par l’administration Trump :
« J’espère qu’il y aura un changement dans lequel la nouvelle administration accordera la priorité aux droits de l’homme, embrassera l’égalité des sexes et accordera plus de soutien à la société civile qui a travaillé à la promotion de la démocratie et des droits de l’homme »
Point de vue, point de presse
Plusieurs critiques ont souligné les attaques récurrentes de Donald Trump contre les médias et les organisations qui ne le soutenaient ni lui ni ses programmes, arguant que cela affectait la liberté de la presse dans le pays. L’utilisation par Trump du terme « fake news » pour délégitimer les rapports des médias avec lesquels il n’était pas d’accord a d’ailleurs été rapidement adoptée par de nombreux autres gouvernements, y compris celui du Cambodge. Dans ses discours sur ce sujet, le Premier ministre Hun Sen n’hésitait pas à faire référence à l’attitude de Donald Trump avec la presse et à le citer en exemple.
Le Premier ministre Hun Sen est pour le moment resté silencieux au sujet de la victoire de Joe Biden, il n’a pas encore publié ses félicitations. S.E. Hun Sen fut l’un des premiers supporters de Donald Trump, exprimant son soutien avant le scrutin de 2016 — bien que ce soutien signifiât peu dans les faits, car Phnom Penh « reportera » des exercices militaires conjoints avec les États-Unis quelques jours à peine avant l’intronisation de Trump en janvier 2017. Au sommet de l’Asean à Manille, en novembre 2017, les deux hommes se sont rencontrés et le chef du gouvernement royal n’a pas hésité à faire part publiquement de sa satisfaction de voir Donald Trump aux rênes de la grande puissance.
À cette occasion, il avait clairement qualifié les critiques américains des élections cambodgiennes de « longs nez » et accusé l’ambassadeur américain en poste à l’époque, William A. Heidt, d’être un « menteur » et un « pourvoyeur de vent et de fumée » avec ses menaces de sanctions. Pour Ith Sothoeuth, directeur des médias du Centre cambodgien pour les médias indépendants, les États-Unis avaient l’habitude de prendre la liberté de la presse au sérieux : « La liberté de presse est légalement protégée par le premier amendement. Mais l’administration Trump a fréquemment protesté contre de nombreux médias et a réduit les financements pour les médias dans les pays en développement »
Priorités
Ou Virak, président du groupe de réflexion Future Forum, pense de son côté que le nouveau président aura des problèmes à gérer concernant la région, comme la présence croissante de la Chine en Asie du Sud-Est grâce à des investissements accrus et un soutien militaire :
« Les différences consistent dans les approches, Trump a attaqué la Chine de façon assez agressive durant son mandat alors que l’approche de Biden suivra plus probablement les perspectives de l’ancien président Barack Obama dans la région »
« La politique étrangère d’Obama était un pivot vers l’Asie », conclut-il. Les relations entre les États-Unis et le Cambodge ont été « irrégulières » ces dernières années, en particulier après l’arrestation du chef de l’opposition Kem Sokha pour avoir, selon les autorités cambodgiennes, tenté d’organiser une révolution des couleurs avec l’aide des États-Unis. Son parti a également été dissous, et le PPC a remporté tous les sièges parlementaires en 2018, un résultat alors condamné haut et fort par les États-Unis. La dette de guerre du Cambodge envers les États unis a également au centre de plusieurs frictions entre le gouvernement cambodgien et l’ancien ambassadeur William A. Heidt. Et, un nouveau prétexte à friction est apparu avec le récent démantèlement, sous prétexte de relocalisation, de la base navale de Ream financée par les Américains.
L’atmosphère diplomatique s’est toutefois largement détendue après la nomination du nouvel ambassadeur américain W.Patrick Murphy qui entretient une attitude et une rhétorique bien plus en phase avec les exigences de courtoisie asiatique que celles de son prédécesseur. L’ambassadeur américain nommé par Trump l’année dernière restera probablement en poste au cours des premières années de l’administration Biden. L’aide et l’investissement fonctionneront certainement sur leur lancée et l’administration Trump a laissé à son successeur des outils bien utiles, notamment le partenariat Mékong–États-Unis lancé en septembre 2020 et les dizaines de milliards de capitaux derrière l’International Development Finance Corporation, un nouveau fonds d’investissement mondial.
Gouvernement royal : une affaire intérieure
Le porte-parole du gouvernement cambodgien, Phay Siphan, n’a pas souhaité commenter les élections américaines, car cela « interférerait avec la politique d’un autre pays ». Cependant, il a déclaré qu’un changement de présidence américaine n’aurait pas vraiment un impact significatif sur les relations Cambodge–États-Unis. Il souligne : « Bien qu’il y ait eu de fortes divergences et des échanges houleux parfois sur les droits de l’homme ou la démocratie, la coopération entre les deux nations se développe encore, nous constatons aussi que le commerce entre les deux pays s’avère florissant n’est-ce pas ? ». Sok Eysan, le porte-parole du PPC, mentionne que le Cambodge doit respecter la décision du peuple américain :
« L’élection présidentielle est une affaire intérieure des États-Unis, et le peuple américain a pu voter pour celui qui sert le mieux ses intérêts. Cependant, le résultat risque d’avoir des conséquences géopolitiques, sur la paix et la stabilité »
Étudiants
Le vote américain a également été suivi par des étudiants cambodgiens. Chanchem Vichny, 20 ans, qui étudie les sciences politiques et les relations internationales à l’Université internationale de Paragon, a déclaré à VOA Khmer que le fait que les politiciens américains puissent critiquer leurs opposants prouve que l’espace politique aux États-Unis est libre et ouvert. « Ainsi, les gens du monde entier peuvent en apprendre davantage sur la politique du parti avant de décider pour qui voter », dit-il. D’autres étudiants n’ont pas caché leur préférence pour Trump dont le langage coloré et l’extravagance semblent avoir bien plus marqué que la personnalité de Biden, jugée plus fade et même peu connue. Pour Seiha :
« Trump possède une vraie carrure et a plusieurs bonnes choses dans son bilan. Au moins, il n’a pas déclaré ou encouragé de guerre à l’extérieur comme ses prédécesseurs, il a un franc-parler que j’apprécie, surtout à propos de l’immigration »
« Aussi, sans connaitre vraiment les détails de la politique de Trump, il me semble que c’est un président qui a donné la priorité à son pays sans aller trop mettre son nez ailleurs. Ses prédécesseurs ont tous été des expansionnistes et le bilan est excessivement discutable », conclut-il. Ear Sophal, commentateur politique américano-cambodgien et professeur à l’Occidental College aux États-Unis, a déclaré à Globe SEA que « la rhétorique de Trump sur une élection volée envoie un mauvais message aux démocraties naissantes » comme celles d’Asie du Sud-Est :
« Vous pouvez piétiner les normes démocratiques et vous en sortir », a écrit Sohpal, « C’est démoralisant et créer un précédent s’avère gênant »
Aussi, concernant le poids économique des USA face à la Chine : « L’Initiative de la ceinture et de la route de la Chine, d’un billion de dollars, représentera toujours beaucoup plus d’argent que tout ce que les États-Unis ont à offrir », déclare Sophal.
Communauté d’affaires
Si quelques dirigeants d’entreprise au Cambodge émettent des réserves sur le style Trump, ils admettent toutefois que ce dernier a quelques points positifs dans sa politique économique. Citant une vaste réforme fiscale, la loi « Tax Cuts and Job Act », votée en 2017, une réforme qui, en réduisant le taux d’imposition sur les sociétés de 35 à 21 % et en baissant les taux d’imposition pour les ménages aux revenus les plus élevés, a eu pour effet de stimuler la croissance économique, ils reconnaissent que le produit intérieur brut a progressé, aux États-Unis, de 2,9 % en 2018 et de 2,3 % en 2019. Mais, pour les hommes d’affaires, Cette politique budgétaire n’a permis un regain de croissance qu’à court terme. Un rapport du Congrès américain de 2019 souligne en effet que les gains pour les entreprises ont davantage été utilisés pour des rachats d’actions, plutôt que pour financer l’investissement productif. Ensuite, cette politique a lourdement pesé sur les comptes publics américains et donc sur les moyens de sa politique étrangère.
Une deuxième caractéristique de la politique économique de l’administration Trump au cours des quatre années écoulées est d’avoir entretenu des relations commerciales tumultueuses avec de très nombreux pays, au premier rang desquels figure la Chine, « l’ami d’acier du Cambodge ». Les médias ont largement couvert cette « guerre commerciale » qui en sus des répercussions économiques a sans aucun doute incité le royaume à se rapprocher encore plus du grand frère chinois sans que cela affecte toutefois les échanges entre les deux pays qui, comme le souligne Sok Eysan, ont connu une progression remarquable en 2020. Les statistiques du US Census Bureau, de janvier à septembre, montrent que le commerce bilatéral a atteint plus de 5 milliards de dollars, soit une augmentation de 16 % par rapport à la même période l’an dernier. Le royaume a exporté 4,8 milliards de dollars de produits vers la plus grande économie du monde, une hausse de 21 % par rapport à la même période en 2019.
« Ainsi, en dépit des agitations diplomatiques liées aux droits de l’homme, à la dette de guerre ou au démantèlement de bases navales, les chiffres montrent qu’en fait il y a les protestations d’usage, mais aussi le business »
Certains pensent que les dirigeants cambodgiens restent convaincus que les États-Unis ne prendront aucune mesure punitive ou vexatoire, car cela ne ferait que pousser le Cambodge plus près de l’orbite de la Chine, ce que les Américains ont toujours voulu éviter, au moins jusqu’à aujourd’hui…
Groupe de réflexion
Pour l’analyste Bong Chansambath de l’Asian Vision institute, bien que Biden ait été l’adjoint de Barack Obama pendant huit ans et que les deux dirigeants partagent des points de vue similaires en matière de politique étrangère, le président élu entrera en fonction avec un monde en proie à la pandémie de COVID-19, tandis que la tension avec la Chine est devenue l’un des problèmes prioritaires de la politique étrangère américaine : « En tant que petit pays situé au cœur d’une région contestée d'un point de vue géopolitique, le Royaume du Cambodge a un intérêt relativement minime, mais très stratégique dans la manière dont la nouvelle administration Biden gérera sa politique étrangère envers le pays », affirme -t-il.
Retour de la méthode Obama ?
Toujours selon Bong Chansambath, à en juger sur la base de la rhétorique de campagne de Biden et des déclarations de ses principaux conseillers tels qu’Antony Blinken, Susan Rice et Nicholas Burns, le nouveau président remplacera probablement la politique étrangère transactionnelle « Amérique d’abord » de Trump par une approche plus conventionnelle et fondée sur des principes similaires à ceux adoptés par Obama il y a quatre ans. Biden rétablirait alors un élément clé du programme diplomatique d’Obama, dans lequel la démocratie et les droits de l’homme seront plus importants dans la politique étrangère américaine, ce qui peut peut-être avoir des implications négatives sur les relations américano-cambodgiennes.
En effet, les deux gouvernements ont montré de sérieux désaccords sur ce sujet dans le passé. Contrairement au Vietnam et à la Thaïlande voisins, où l’intérêt stratégique de l’Amérique passe généralement avant les principes démocratiques, la nouvelle administration Biden peut voir le Cambodge comme le seul endroit en Asie du Sud-Est où les principes peuvent prendre le contrôle de la politique étrangère. En outre, les relations étroites du Cambodge avec la Chine, qui est largement considérée comme un « adversaire » par les partis républicain et démocrate, peuvent inciter Biden et son équipe à faire valoir que le président élu conduirait différemment la diplomatie internationale avec la Chine ».
Il semble évident que, même si les déclarations du département d’État américain ont continué à insister largement sur les droits humains et la démocratie tout au long du mandat de M. Trump, son indifférence à ces principes, son attitude chaleureuse envers les dirigeants autoritaires tels que Kim Jong-un, ses attaques verbales contre la presse, et les efforts incessants pour éradiquer les institutions et les normes démocratiques aux États-Unis ont largement sapé les efforts de promotion de la démocratie par ses propres fonctionnaires.
C’est pourquoi le retour d’éléments de la politique étrangère d’Obama reste un élément clé répété par Biden et ses substituts, qui cherchent à offrir aux électeurs américains un sentiment de retour à la normale où les États-Unis peuvent « promouvoir la démocratisation à l’étranger (!) » et occuper des places de leadership dans les organisations internationales. Quand Obama était au pouvoir, les relations politiques bilatérales entre les gouvernements des États-Unis et du Cambodge ont traversé une période difficile et se sont détériorées, car les droits de l’homme et la démocratie furent des points de friction majeurs qui ont semé le désaccord et la méfiance.
« Par conséquent, nous ne devons pas exclure la possibilité d’une augmentation des frictions diplomatiques entre les deux gouvernements dans les années à venir, d’autant plus que le premier mandat de Biden croisera les élections communales et les élections générales en 2022 et 2023 », indique Bong Chansambath.
« D’un autre côté, l’élection de Biden pourrait peut-être apporter plus d’énergie à l’engagement diplomatique des États-Unis avec le Cambodge et, dans une plus large mesure, avec les pays de l’Asie du Sud-Est. », conclut l’analyste.
Expatriés et couleurs
Plus folklorique et plus colorée a été la lecture des commentaires sur les réseaux sociaux par la communauté d’expatriés au Cambodge. Pour certains, tels TD, qui se sont installés dans le royaume pour s’éloigner des considérations politiques, l’élection américaine n’a été qu’une alternative entre « un mauvais garçon et un pédophile » faisant référence respectivement à Trump et Biden. S’il est clair que la qualification concernant le président sortant semble justifiée tant, le milliardaire aura montré une attitude outrancière bien loin de l’image traditionnelle du personnage de président des USA, les accusations de pédophilie vis-à-vis de Biden sont plus délicates. Selon la presse américaine, Biden a effectivement été fustigé pour de nombreux gestes déplacés.
Il a été accusé de contacts non sexuels inappropriés avec des femmes lors d’événements publics, tels que les embrasser, les embrasser, les agripper ou placer une main sur leur épaule. Pour se justifier, il s’est décrit comme un « politicien tactile » et a admis que ce comportement lui avait causé des ennuis dans le passé. En avril 2019, l’ancienne employée de Biden, Tara Readea a déclaré qu’elle s’était sentie mal à l’aise à plusieurs reprises lorsque Biden l’avait touchée à l’épaule et au cou dans son bureau du Sénat en 1993. En mars 2020, Reade l’a accusé d’une agression sexuelle en 1993. Biden et sa campagne ont nié avec véhémence l’allégation. Biden s’est excusé en déclarant que ses intentions étaient honorables. Mais, ses prétendues tendances « nabokoviennes » n’ont pas fait l’objet de procédures et ces accusations auraient été largement montées de toutes pièces par l’entourage de Trump, par son propre fils Donal Trump Jr, parait-il. Donc, la question reste posée. L’argument principal le plus souvent mentionné contre Joe Biden reste l’éventuel côté « va-t-en-guerre » du personnage bien qu’il ait mis en place la réduction des dépenses militaires dans le budget de l’exercice 2014 de l’administration Obama.
À propos de Joe
Pour conclure, dans l’optique très probable de son intronisation, l’Asie en général et le Cambodge en particulier devront composer avec Biden un politicien qualifié de démocrate modéré qui a soutenu le mariage homosexuel ; la réduction des dépenses militaires et le financement gouvernemental pour trouver de nouvelles sources d’énergie. Selon la presse américaine, Biden souhaite également agir contre le réchauffement climatique et parvenir à un secteur de l’énergie sans carbone aux États-Unis d’ici 2035 et arrêter complètement les émissions d’ici 2050. Son programme comprend en toute logique la réintégration de l’Accord de Paris.
Enfin, Biden a annoncé vouloir faire pression sur la Chine et d’autres pays pollueurs pour qu’ils réduisent les émissions de gaz à effet de serre. Il s’est aussi engagé lors de sa campagne à sanctionner et à « restreindre commercialement » les représentants du gouvernement chinois et tous ceux qui exercent la répression dans leurs pays.
Priorité Covid
Quelques jours après l’élection, Biden a créé un groupe de travail sur le COVID-19 en promettant une réponse gouvernementale plus importante à la pandémie que celle de Trump avec une augmentation des tests, un approvisionnement régulier en équipement de protection individuelle, la distribution d’un vaccin, et des fonds pour les écoles et les hôpitaux sous l’égide d’un « commandant de la chaîne d’approvisionnement » national qui coordonnerait la fabrication et la distribution d’équipements de protection et de kits de test.
Car c’est peut-être là la clé du futur pour le président américain, si sa santé précaire lui permet de mener son mandat sans encombre, il sera probablement et rapidement jugé sur sa capacité à affronter la pandémie Covid-19 et son effet domino dévastateur y compris jusqu’à la capitale cambodgienne. Quant aux relations avec le royaume, tant que l’ambassadeur en place poursuit sa ligne de conduite qui semble satisfaire les deux parties, il reste peu probable que des changements significatifs puissent avoir lieu à court et moyen terme.
CG
Notes : asiatimes.com, Voa Khmer, SEA Globe, Fresh News, Slate, NY Times
Illustrations : Matt Johnston (cc)
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