Donner un visage à la ville d’Angkor Thom, établir sa « biographie », comprendre comment elle fut conçue en en dressant minutieusement la cartographie : telle est la tâche que s’est fixée l’équipe de ModAThom, qui livrera bientôt les résultats de ses recherches.
Un bureau de l’EFEO, au bord de la rivière de Siem Reap. Des ordinateurs, des cartons entiers emplis de tessons de poterie soigneusement étiquetés, des publications et des dossiers s’accumulent un peu partout dans la pièce, témoignant de la densité des recherches menées depuis tant d’années.
« Depuis plus de 15 ans, précise Jacques Gaucher, même si à l’époque le projet ModAThom n’existait pas encore. Ce dernier ne fait que parachever les études déjà menées sous l’égide de la MAFA, qui visait à répondre aux mêmes interrogations »
MAFA, pour Mission Archéologique Française à Angkor Thom, précise Jacques Gaucher, dont le regard témoigne de toute la passion qui anime ce chercheur, dont l’intérêt pour Angkor ne s’est guère émoussé au fil des années. Ce projet titanesque, qui aura occupé sans relâche Jacques Gaucher et son équipe, tente de décrypter le modèle urbain de la capitale de l’empire khmer. Si ModAThom peut être défini comme une vaste entreprise de prospection, de cartographie et de chronologie, le projet se montre encore plus ambitieux et promet d’apporter de nombreux éléments de réponses au sujet d’une ville encore nimbée de mystères.
Donner un visage à la grande ville
De formation architecte-docteur en études urbaines, élève de l’archéologue Paul Courbin à l’EHESS, Jacques Gaucher, qui a fouillé en Syrie et au Sri Lanka, s’intéresse depuis longtemps aux villes asiatiques, comme en témoignent ses premières publications. Après les villes d’Inde du Sud, c’est vers Angkor Thom que s’est exercée la curiosité de cet enfant de mai 68.
« Lorsque j’ai commencé à me pencher sur le modèle urbain d’Angkor Thom, au mitan des années 1990, la “Grande ville”, car telle est la traduction en khmer, n’était connue que par ses temples, qui avaient focalisé la grande majorité des sujets d’étude »
« Sa morphologie était alors largement ignorée. Mais à quoi ressemblait véritablement l’espace de cette cité de 10 millions de mètres carrés, comment était-il ordonnancé, quel était son centre névralgique, à quand remontait sa fondation et quand avait-il été abandonné ? Ce ne sont là que quelques-unes des questions qui se posaient alors, auxquelles nous avons tâché peu à peu d’apporter des réponses qui se sont parfois révélées surprenantes. »
Faire parler la terre
Que reste-t-il aujourd’hui de la grandeur passée d’une ville comme Angkor Thom qui a pu abriter, autour des XIIIe-XVe siècles, une population estimée par Jacques Gaucher entre 100 000 et 150 000 habitants ? Seules les structures en dur, de grès, brique ou latérite, ont survécu aux ravages du temps. Tous les autres éléments qui constituaient la ville, faits principalement de bois, se sont depuis longtemps effacés. S’ils ont disparu des regards, ces éléments demeurent toutefois visibles à plus d’un titre, comme le laissent entrevoir les bas-reliefs, les témoignages épigraphiques, le récit, inestimable, de Tcheou Ta-Kouan, ce voyageur chinois de la fin du XIIIe siècle ou encore les empreintes et les vestiges laissés sur un terrain recouvert par les gangues protectrices de la jungle et d’une terre très humide. Une humidité qui aura contribué à la conservation de quelques matériaux de construction qui se révéleront particulièrement importants pour la compréhension de la ville. « Pour comprendre la capitale angkorienne, la première étape a été de définir un site, ce fut Angkor Thom, la “ville-centre”, puis de procéder à des prospections du sol et du sous-sol. Ensuite, le plan de la ville dans son dernier état ayant été mis au jour, il a fallu définir, au sein de ces 1 000 hectares, les lieux où nous allions creuser, l’étendue du site nous obligeant à faire des choix très localisés et, parmi eux, tout particulièrement l’enceinte de la ville et le site du Palais royal, clé de voûte, à mes yeux, de l’espace urbain. Ces sondages archéologiques, entre 1,5 et plus de 5 mètres de profondeur, nous ont appris énormément de choses. »
La datation par céramique, spécialité de Kannitha Lim
Les strates sont alors étudiées grâce à la réalisation de milliers de carottages, chacune d’entre elles correspondant à une époque archéologique définie par les analyses de la terre ou des éléments qui s’y trouvent.
« Il peut y avoir du bronze ou du fer, des terres cuites, des pierres sculptées, des objets de la vie quotidienne ou des ossements d’animaux consommés, mais ce sont surtout des fragments de céramique que nous trouvons », précise Kannitha Lim.
La jeune femme, qui a rejoint le projet MAFA en 2008, est en charge de l’étude de ces tessons de céramique, omniprésents, qui constituent près de 80 % des éléments découverts en creusant. La typochronologie de la céramique khmère, qui consiste pour Kannitha à établir une datation des tessons à partir des catégories de pâtes croisées avec les formes des récipients est devenue sa spécialité. « Ces fragments nous permettent d’établir une datation du secteur fouillé, mais témoignent aussi du niveau de vie des habitants qui occupaient le site, selon que ces céramiques soient de fabrication locale ou qu’il s’agisse de produits importés. » Mais il arrive parfois que les découvertes soient d’une tout autre nature.
La légende de Nokor Kok Thlok
Ces travaux sur le terrain, complétés par les analyses en laboratoire, ont permis peu à peu de faire émerger non seulement le plan de la ville, avec ses rues, ses îlots d’habitations, ses bassins, ses quartiers, mais aussi sa chronologie.
« Le plan archéologique de la ville et les strates supérieures correspondent à l’état de la ville telle qu’elle était lors de son abandon. Mais plus l’on creuse, plus nous remontons dans le temps : ces recherches n’ont pas seulement permis d’affiner la chronologie existante, mais aussi de la modifier »
« Nous savons aujourd’hui, d’une part, que les premières occupations du Palais royal remontent à une période comprise entre la fin du VIIe siècle et la fin du IXe siècle, qui est la date de fondation de la capitale des Kambujas, période que nous cherchons à préciser, et d’autre part, qu’un symbolisme fort a présidé à sa construction, un symbolisme qui se révèle prépondérant dans le modèle urbain d’Angkor Thom et qui est apparu de manière inattendue dans nos découvertes. Connaissez-vous la légende de Nokor Kok Thlok ? »
« Le monde angkorien commence par l’enfouissement d’un arbre »
Selon un mythe fondateur, le Royaume du Cambodge serait né de l’union de Preah Thong, un prince indien en exil, et de Neang Neak, fille du roi des Nagas. Tous deux se seraient juré amour et fidélité au pied d’un arbre que les Khmers nomment Thlok. C’est ce que nous apprennent les Chroniques royales, longtemps négligées par les historiens car jugées trop imprécises, fantaisistes et tardives. « Pourtant, l’importance de ce mythe et la place prépondérante qui lui a été accordée par la civilisation angkorienne se sont concrétisées lors des fouilles : à 5 mètres du sol, soit au niveau originel du Palais, un tronc d’arbre, intentionnellement enterré à l’horizontale, a été mis au jour. Il s’agissait d’un parinari anamensis, autrement dit… l’arbre Thlok, duquel, pour continuer de citer les Chroniques, “surgit un auguste et excellent palais royal” ! »
La cité des dieux
Cette matérialisation du symbolisme ne s’illustre pas seulement par la découverte de ce Thlok enfoui dans le sous-sol du Palais : il est aussi prépondérant à l’échelle de toute la ville, qui obéit à des conceptions brahmaniques poussées à leur paroxysme. C’est à ce titre que Jacques Gaucher définit Angkor Thom comme une « utopie réalisée », véritable mise en pratique d’un corpus de textes cosmologiques hindous.
« Nous sommes face à la reproduction d’une capitale royale la plus conforme aux modèles théoriques urbains prescrits dans les traités indiens de l’habitat »
Les recherches effectuées dans le cadre de cette mission archéologique nous ont menés, lentement mais sûrement, vers une certitude : on ne peut comprendre la forme d’Angkor Thom, et plus largement celle de l’agglomération angkorienne, qu’au travers du profond symbolisme qui s’y exerce. » Jacques Gaucher va encore plus loin en affirmant que ce modèle indien n’a jamais été poussé aussi loin qu’à Angkor Thom, faisant d’elle une ville « plus indienne que celles que l’on trouve en Inde et, en même temps, dans un contexte urbain local, une création khmère originale. C’est là une contradiction qu’il est très intéressant de travailler. »
Cartographie numérique
Le tracé de la ville vient appuyer ces affirmations : encore a-t-il fallu pour cela établir dans l’épaisseur de la jungle le relevé précis de tous les éléments principaux visibles à sa surface. C’est avec une incroyable minutie qu’un plan d’une grande précision a été réalisé. Prenant la forme d’un carré de 1,70 mètre de côté, ce plan, à l’échelle 1/2000 e, reproduit les îlots d’habitations et les vestiges qui occupaient les 10 millions de mètres carrés du site. « Ce plan sur papier n’est qu’une étape vers un projet encore plus ambitieux : une cartographie numérique destinée à être mise en ligne est en train d’être élaborée avec l’Université de Tours, qui est, avec l’EFEO, le CNRS et l’APSARA l’un des quatre partenaires principaux de ModAThom.
Comme dans les applications de cartographie que nous utilisons tous les jours, il sera possible de découvrir la ville sous différents aspects, chaque élément urbain sélectionné renvoyant à des notices explicatives. Il sera aussi possible de naviguer à travers les couches successives de la ville, depuis sa fondation jusqu’à son abandon. Si cet outil servira aux chercheurs, il répondra aussi à la curiosité des amateurs, puisque son utilisation se fera sans aucune restriction d’accès. »
Se promener dans les rues d’Angkor Thom
Cette carte interactive permettra de partir à la découverte de ces îlots urbains, organisés autour d’un plan orthogonal. Au pied des temples, des rues se dessinent, rectilignes, bordées par des habitations et des échoppes en bois. On y décèle aussi un très grand nombre de monuments secondaires, de bassins, ce qui corrobore l’observation de Tcheou Ta-Kouan :
« On ne saurait passer un jour sans s’y baigner plusieurs fois… chaque famille a un bassin ; sinon deux ou trois familles en ont un en commun »
Tout apparaît remarquablement organisé dans cet espace, dont la conception est le fruit d’un puissant pouvoir théocratique. Au fil des siècles, la ville s’est densifiée, de nouveaux quartiers ont émergé, d’autres ont changé de visage. « Le plan d’une ville est le fruit d’une constante réécriture de l’espace ; in fine, il témoigne de multiples intentions », remarque l’archéologue, reprenant l’exemple des palimpsestes, ces parchemins antiques dont on grattait la surface pour faire disparaître le texte et en permettre une nouvelle utilisation.
La plume succède à la pelle
Les apports de ces années de recherche sont immenses, permettant d’entrevoir ce que pouvait être le modèle urbain mis en place par un empire khmer de sa création jusqu’au sommet de sa puissance. Ces découvertes ont été permises par la coopération de l’EFEO avec de nombreuses entités, mais aussi des spécialistes de disciplines extrêmement variées. Si quelques fouilles restent encore à mener au Palais royal d’Angkor Thom, le plus gros du travail reste celui de la publication détaillant l’aventure de ModAThom ainsi que d’une réflexion sur la conception de la capitale angkorienne sur laquelle travaille Jacques Gaucher.
Prévu pour se conclure cette année, le projet a toutefois été fortement impacté par la pandémie :
« Nous accueillons chaque année des chercheurs et des étudiants de toutes nationalités, qui, par leurs connaissances interdisciplinaires, nous épaulent dans nos recherches. Mais le Covid a donné un coup d’arrêt à ces échanges, ce qui a ralenti les recherches. Nous espérons donc vivement pouvoir bénéficier d’une année supplémentaire pour développer correctement nos conclusions »
Sans elles, la puissante cité serait demeurée largement méconnue, à jamais occultée par la magnificence de ses temples.
ModAThom est financé par l’ANR (Agence nationale de la recherche).
La MAFA a été financée par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
À l’université de Tours, le laboratoire « Archéologie et Territoires », sous la direction du céramologue Philippe Husi, co-pilote le projet ModAThom.
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