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Nous vous proposons dans l’article ci-dessous de découvrir l’usage cosmétique que les Cambodgiennes font de deux zingibéracées plus connues sous nos latitudes pour leurs vertus aromatiques : le curcuma et le cassumunar.
Dans la première partie de son roman Un Barrage contre le Pacifique, qui se déroule dans la région de Kep-Kampot, dans le sud du Cambodge, Marguerite Duras parle à deux reprises d’enfants khmers dont la peau été enduite de « safran ». On peut lire d’abord : « Et toujours avant d’atteindre les villages du flanc de la montagne, avant même d’avoir aperçu les premiers manguiers, on rencontrait les premiers enfants des villages de forêt, tout enduits de safran contre les moustiques et suivis de leurs bandes de chiens errants. » À la fin de cette première partie encore, quand elle raconte l’escapade en forêt de Joseph et de Suzanne, la romancière écrit encore : « Les enfants accompagnèrent Suzanne et Joseph jusqu’au rac. Complètement nus et enduits de safran des pieds à la tête, ils avaient la couleur et la lisseur des jeunes mangues. » Du safran ? Vraiment ? L’allusion à l’application de safran sur la peau des enfants paraît étrange. Le safran, dès avant l’époque à laquelle se déroule le roman, était hautement prisé et se vendait déjà à prix d’or. Qui plus est, Crocus sativus, dont les étamines donnent ce que nous appelons le safran, ne pousse pas au Cambodge. On n’a cependant rien à reprocher à la femme de lettres, qui a passé une partie de son enfance non loin de Kampot. Si l’on veut vraiment faire la fine bouche, on peut noter, peut-être, un manque de précision, puisque l’espèce végétale à laquelle elle fait allusion est en réalité le safran des Indes, plus connu aujourd’hui sous le nom ce curcuma. Les auteurs de l’excellente traduction en cambodgien du Barrage contre le Pacifique *, Be Puch et Christophe Macquet, ne se sont d’ailleurs pas trompés en traduisant « safran » par « lmiet » (ល្មៀត), nom khmer du curcuma. Quant à l’« enduction » de la peau des enfants avec du safran, elle mérite quelques mots. Le curcuma (Curcuma longa, appelé [lmiet] ល្មៀត ou [romiet] រមៀត en khmer) est probablement originaire d’Inde. Il est extrêmement fréquent et très utilisé en Inde et en Asie du Sud-Est. C’est en effet l’ingrédient qui donne leur couleur orangée aux currys les plus divers : la chair du rhizome de curcuma est pilée avec d’autres aromates pour constituer la pâte que l’on utilise pour préparer les currys. Séchée et réduite en poudre, cette chair est aussi ajoutée aux œufs battus qui servent d’enveloppe à la fameuse omelette ou crêpe fourrée vietnamienne (bánh xèo), également très populaire au Cambodge où elle est appelée de son nom vietnamien transcrit en khmer : « banh chhaev » (បាញ់ឆែវ). Le curcuma est également connu dans le monde entier pour ses qualités médicinales, démontrées par de nombreuses recherches. Parmi les multiples vertus du rhizome du curcuma, on évoque souvent son usage pour le traitement des problèmes de peau. Le Vidal en ligne, se référant entre autres à l’OMS, en parle d’ailleurs sur la page qu’il consacre à l’usage du curcuma en phytothérapie, voir ici.
L’usage cosmétique du curcuma est quant à lui évoqué par Pauline Dy Phon, dans son Dictionnaire des plantes utilisées au Cambodge (p.185). Elle explique que « la poudre jaune s’utilise, chez les Cambodgiens, de la campagne surtout, pour enduire le visage et le corps afin d’avoir une belle peau. » L’application prolongée de la poudre produite à partir du rhizome de curcuma séché confère en effet à la peau des femmes une teinte mordorée qui, par le passé, était considérée comme très belle. Cette pratique est cependant tombée en désuétude, car les jeunes femmes cambodgiennes, sous l’influence des canons esthétiques coréens et chinois, préfèrent donner à leur peau une blancheur que les amateurs de la beauté khmère traditionnelle trouvent tout à faire regrettable.
Une autre zingibéracée était également utilisée, mais moins couramment, dans un but cosmétique similaire : le cassumunar, ou gingembre marron, ou encore gingembre de montagne (Zingiber montanum, syn. Zingiber cassumunar, en khmer « ponlei » ពន្លៃ), qui produit un rhizome dont la chair est également de couleur jaune à orangée. Là aussi, après séchage, le rhizome est réduit en poudre, et cette poudre est appliquée sur la peau. Cet usage semble s’être conservé partiellement, car la poudre de cassumunar a également des effets thérapeutiques.
Les praticiens de médecine cambodgienne traditionnelle fabriquent par exemple un emplâtre que l’on applique sur les articulations qui ont subi un traumatisme. Pour l’usage cosmétique du gingembre de montagne, il est conseillé de l’appliquer, réduit en poudre, sur la peau pendant quinze à vingt minutes avant de la rincer abondamment à l’eau claire. Ce traitement est à répéter une fois par semaine. Il permettrait une meilleure régénération des cellules de l’épiderme. L’usage cosmétique du cassumunar est signalé par Mathieu Leti et al. dans La Flore photographique du Cambodge (p.561).
PS : Les apsaras sont, dans la mythologie hindouiste, les jeunes femmes, d’une très grande beauté, nées du barattage de la Mer de Lait. Les danseuses du ballet royale cambodgien, choisies notamment pour leur beauté, sont souvent comparées aux apsaras.
*Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique, traduit en khmer par Be Puch et Christophe Macquet : ទំនប់សមុទ្រ, Editions du SIPAR, Phnom Penh, 2021 (ISBN : 978-9924 — 34-119-2)
Pascal Médeville — Tela Botanica (cc)
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