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Culture & Livre : À propos de la culture culinaire d’Angkor et d’anthropologie

Ky Soklim de Thmey Thmey propose un entretien avec l’anthropologue DR. Ang Choulean (1). Ce dernier parle de son dernier livre « La cuisine rurale d’Angkor » et raconte comment, au cours de ses 30 ans de carrière, il a vu évoluer la cuisine rurale cambodgienne. L’éminent scientifique cambodgien parle de la démarche concernant cet ouvrage, de ses observations et aussi du métier d’anthropologue.

Entretien :

Ky Soklim de Thmey Thmey
Ky Soklim de Thmey Thmey entretien avec l’anthropologue Ang Choulean

Ky Soklim : Votre dernier livre, « La cuisine rurale d’Angkor » a été publié récemment en khmer et en français, qu’elle a été votre l’inspiration ?

J’en parle un peu au début de mon livre. Je n’avais pourtant jamais pensé écrire un livre sur la cuisine car je n’y connaissais pas grand-chose, je ne sais même pas faire cuire le riz. Mais,je poursuis des recherches dans la région d’Angkor depuis très longtemps et ce qui m’intéresse le plus, c’est l’histoire concernant les moyens de subsistance des gens, en particulier dans leurs aspects cérémoniels. J’ai examiné en profondeur cet aspect de l’histoire d’Angkor. En ce qui concerne l’alimentation, à ma connaissance, il n’y avait pas eu de recherche jusque-là.

Concernant ma démarche, elle est un peu originale : comme je me déplace beaucoup, je prends souvent des repas chez des Cambodgiens et j’apporte mon appareil photo avec moi. Avec le numérique, c’est très facile aujourd’hui et j’ai pu prendre une quantité importante de clichés de ces repas pris avec les communautés d'Angkor. Un jour, j’ai parcouru toutes ces photographies pour les cataloguer et je me suis vite rendu compte que, si je prenais la peine d'effectuer un peu plus de recherches à ce sujet, cela pourrait constituer une documentation intéressante. C’est là que l’idée du livre est née.

Ky Soklim : Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire ce livre ?

Les photos que j’ai capturées et les notes que j’ai prises ont été prises il y a assez longtemps. Lorsque j’ai vraiment décidé d’écrire ce livre sur la cuisine rurale d’Angkor, il m’a fallu ensuite environ trois ans de travail. Cependant, je ne n’y ai pas travaillé tous les jours. Il y a eu des moments de réflexions et de recherches supplémentaires.

Ky Soklim : Avez-vous écrit ce livre seul ou entouré d’une équipe ?

Je l’ai écrit tout seul. J’ai commencé l'écriture en langue khmère et j’ai ensuite décidé d’y inclure une version française. Si beaucoup de Cambodgiens d’ici sont familiers avec ce que je décris, j’ai aussi pensé à la diaspora cambodgienne qui vit en France. La plupart de nos compatriotes expatriés, du plus jeune à l’âge de 40 ans environ, ne savent pas toujours lire et écrire correctement la langue khmère. C’est pourquoi j’ai aussi écrit le livre en français, pour que les Cambodgiens qui vivent à l’étranger puissent le lire, car ils sont nombreux à vivre en France, mais aussi au Canada.

Ky Soklim : Combien de types d’aliments traditionnels pensez-vous qu’il reste encore dans la région d’Angkor ?

L’intention de ce livre n’est pas de proposer un listing des recettes traditionnelles. Aussi, quand je souhaite connaître une cuisine, je ne demande pas à mes hôtes de cuisiner et de me donner la recette. Quand les villageois préparent un plat particulier, je ne souhaite pas me laisser influencer. Mon intérêt se situe dans la connaissance de leur vie quotidienne en relation avec la nourriture. Donc, je souhaitais acquérir une vision large à ce sujet, mais je ne voulais surtout pas influencer leurs techniques de cuisine sur le moment. Par exemple, je ne leur ai pas demandé de cuisiner ceci ou cela afin de pouvoir prendre des photos, je voulais du spontané et de l’authenticité. Aussi, je ne suis pas certain d’avoir documenté tous les types de cuisines qui existent dans la région d’Angkor.

Ky Soklim : Dans votre livre, combien de types d’aliments sont décrits ?

Oh, je ne suis pas sûr. Cependant, le nombre de repas qui m’ont été servis et que j’ai documentés s’élève à environ une centaine. Sachant que tous les villages ne cuisinent pas l’Amok, je n’en parle pas dans ce livre. Cependant, je sais qu’il y a quelques villages de la région qui parviennent à cuisiner ce plat typique de notre pays.

Un point crucial du livre est de montrer également comment les différentes communautés utilisent leur environnement pour leur cuisine. Parfois, les villageois n’utilisent pas le Rumdeng conventionnel (Galanga), au lieu de cela, ils utilisent le Rumdeng sauvage. Parfois, ils utilisent les feuilles de T’Moong (espèce Garcinia oliveri). D’autres fois, ils utilisent un type de fruit appelé Kum P'neang. Les habitants de la capitale Phnom Penh connaissent à peine ce fruit ou souvent n'en ont jamais entendu parler. Ainsi, l’environnement naturel dans lequel ils vivent dans la région d’Angkor est fortement, et logiquement, inclus dans leur cuisine quotidienne.

Ky Soklim : En lisant des extraits de votre livre, il semble que la région d’Angkor propose à proximité tout ce dont les villageois ont besoin

Non, pas tant que ça. Cependant, ils savent identifier précisément beaucoup de produits qui poussent à l’état sauvage. J’ai observé un couple qui exploitait une petite rizière. Après la récolte et avant de rentrer à la maison, le mari et la femme empruntaient un chemin différent et j’ai suivi le mari. Je pensais qu’il rentrait aussi chez lui. Au lieu de cela, il effectuait un arrêt en cours de route pour ramasser des pommes de terre sauvages. Ensuite, à une courte distance de là, il ramassait des feuilles de T’Moong. Ils semblent utiliser au maximum ce qui est disponible dans la nature. Comment les citadins ordinaires peuvent-ils savoir tout cela ? Pour les ruraux d’Angkor, tout ce qui vit autour de leur maison est potentiellement comestible. Un jour, en travaillant dans une rizière, un villageois a attrapé un serpent et l’a aussitôt mis dans un sac, probablement pour le cuisiner. Nous, nez-à-nez avec un serpent, notre première réaction est de nous enfuir.

Ky Soklim : Avant d'écrire le livre, vous n’aviez jamais pensé que la région d’Angkor serait aussi diversifiée ?

Eh bien, la région d’Angkor n’est pas si diversifiée que cela. Cependant, les villageois sont en mesure d’utiliser une grande partie de ce que la nature peut leur offrir, quelles que soient les difficultés. Par exemple, j'ai connu une famille très pauvre qui partait pêcher des crabes. Pendant la saison sèche, le sol reste dur, sec comme un rocher. Ils sortaient vers 8 heures du matin et retournaient chez eux en fin d’après-midi. Ils parvenaient tout de même à capturer environ dix crabes et sept ou huit grenouilles, car crabes et grenouilles vivent généralement côte à côte.

Ky Soklim : Alors, que souhaitez-vous que vos lecteurs voient dans votre ouvrage — s’agit-il de la culture culinaire ou autre ?

Je veux montrer les moyens de subsistance des villageois à travers la nourriture, comment ils utilisent le sel pour la conservation des aliments, se servent de la nature et d'autres procédés.

Ky Soklim : Pour vous, la nourriture est-elle une culture ?

Oh, la nourriture est absolument une culture ne serait-ce que par sa fréquence dans notre vie quotidienne. Détail, parfois, nous nous inquiétons et ne proposons pas de Prahok (poisson fermenté traditionnel) pour des invités étrangers, car ils ne peuvent pas le manger. Pourtant, il s’agit de culture typiquement cambodgienne ! La nourriture revêt un aspect très culturel. C’est quelque chose que nous consommons deux ou trois fois par jour.

Ky Soklim : Le Prohok reste-t-il un aliment populaire dans la région d’Angkor ?

Ils en consomment encore beaucoup, cela reste un aliment de base.

Ky Soklim : Sur quels domaines les anthropologues mènent-ils leurs études ?

C’est une très longue histoire. L’anthropologie revêt de nombreux aspects différents, certains anthropologues s’intéressent aux économies, comme celle d’un village ou d’une famille. Permettez-moi de donner un exemple comme je le ferais avec des étudiants. Imaginons que je veuille mener une étude sur la production de pots en terre cuite dans la province de Kampong Ch'nang. Dans ce cas, certains anthropologues feront leur étude sur l’aspect économique. Ils voudront savoir si la production de pots en argile aide réellement les villageois financièrement et si la rizière vient au deuxième plan. Ils chercheront à connaitre l’importance économique de chaque activité par rapport à l’autre en termes de subsistance.

D’autres anthropologues conduiront leur étude sur l’aspect technique. Ils veulent savoir quel type d’argile est utilisé, comment l’argile est mélangée, comment elle est chauffée, pourquoi elle adhère et pourquoi elle devient cassante. Les artisans utilisent-ils le tour du potier ou une technique différente ? Ce sera alors une approche basée sur l’aspect technique. Cependant, tout cela relève du domaine de l’anthropologie. En bref, cette science est l’étude de l’être humain en tant que membre de la société, avec sa culture et ses traditions.

Ky Soklim : Vous, quel type d’aspect vous intéresse ?

J’aime les histoires de croyances et les pratiques qui y sont liées. J’aime savoir comment elles sont célébrées. J’aime découvrir l’origine d’une croyance et la signification de ses rites. Par exemple, pendant Pchum Ben (fête traditionnelle des morts), les Cambodgiens jettent un petit morceau de riz, pourquoi façonnent-ils le riz de cette façon ? Pourquoi choisissent-ils ce type de riz spécifique ? C’est cela que j’aime étudier.

Ky Soklim : Sur ce point, pensez-vous que Pchum Ben soit une célébration en phase avec le développement rapide ?

C’est une tradition très ancienne qui doit survivre au temps et au modernisme. Prenez aussi l’exemple du Japon, pays à la pointe de la technologie, mais qui célèbre ses traditions millénaires avec faste et respect.

Ky Soklim : Y a-t-il beaucoup d’étudiants cambodgiens qui étudient l’anthropologie ?

Eh bien, il y a des étudiants qui étudient l’anthropologie, cependant, je ne peux pas dire exactement combien se sentent intéressés par ce sujet. Point de détail : depuis l’époque de l’APRONUC (Autorité de transition des Nations Unies au Cambodge), certains étrangers venus travailler au Cambodge, et qui ont voyagé à travers le pays, se sont autoproclamés anthropologues. Mais ils n’ont rien n’appris ni enseigné de sérieux. Il est difficile de donner le nombre exact d’apprenants. Rien que pour mon école, il y a un peu moins de 20 jeunes Cambodgiens par an qui étudient l’anthropologie.

Ky Soklim : L’anthropologie est-elle importante pour la société ?

Si je devais être ingénieur et que vous me demandiez si l’ingénierie est importante ? Alors ma réponse serait oui. C’est important et c’est pourquoi je l’étudie. Eh bien, j’ai écrit ce livre sur la cuisine bien que ce fût un sujet que je connaissais mal de prime abord. Pourtant, je l’ai écrit parce que je pense que c’est important. Cela ne signifie pas que les autres sujets ne le sont pas. Néanmoins, pour moi, l’anthropologie demeure une science absolument essentielle.

(1) Ang Choulean (អាំងជូ លាន), né le 1er janvier 1949 à Kompong Kleang, Siem Reap, est un anthropologue cambodgien également professeur d’anthropologie historique à l’Université royale des Beaux-Arts et ancien directeur du département de culture d’APSARA, l’autorité chargée de la protection du parc archéologique d’Angkor. Il a obtenu une licence d'archéologie en 1974 au Cambodge et un doctorat d'anthropologie en 1982 en France. Ang Choulean fut le second Cambodgien à remporter un grand prix du prix Fukuoka du Japon en 2011 après Chheng Phon en 1997.

Propos recueillis par Ky Soklim. Publié avec l’aimable autorisation de Cambodianess. Version anglaise disponible ici

Pour consulter l'ouvrage :

Pour en savoir plus sur la vie des Cambodgiens ruraux et les traditions culinaires qui les rassemblent, il est possible de consulter et d'acheter « Cuisine rurale d’Angkor » d’Ang Chouléan, en khmer et en français à la bibliothèque du Centre d’études khmères Wat Damnak à Siem Reap.

Tel : 063 964 385

Sur Phnom Penh, l'ouvrage est disponible à l'Université royale des beaux-arts, 72 Preah Ang Yukanthor rue (19), Phnom Penh

Tel : 023 986 417

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