Les tatouages sont devenus monnaie courante au Cambodge, en particulier parmi les jeunes générations. La vue de jeunes hommes et femmes tatoués peut encore choquer certains Cambodgiens conservateurs, mais il est important de noter que l’engouement actuel pour le tatouage est précédé par une version beaucoup plus ancienne de cette pratique, qui tente de renaitre aujourd’hui.
Contrairement aux studios de tatouage modernes qui privilégient l’esthétique et la beauté du corps, le tatouage khmer Sak Yant met davantage l’accent sur un système de règles pour un style qui repose sur les traditions, un code moral et la magie.
Roeung Sarem, 73 ans, est un professeur de tatouage khmer Sak Yant qui a appris le métier de ses parents et de son grand-père.
« Lorsque nous appliquons un tatouage, nous commençons à encrer les mots et à réciter en pali jusqu’à ce que le tatouage soit terminé, malgré les interruptions qui peuvent survenir, nous devons continuer à réciter », explique-t-il.
Sarem, qui apprend l’art du tatouage Sak Yant depuis son enfance, décrit les règles du tatouage :
« Recevoir un tatouage traditionnel est censé apporter la paix et le bonheur, ce qui est suffisant en soi. Toutefois, pour ceux qui recherchent des pouvoirs magiques encore plus puissants, il s'avère nécessaire de réciter des rituels supplémentaires », dit-il.
Pendant le tatouage, Sarem doit réciter les termes rituels en pali du début à la fin, quel que soit le temps nécessaire pour achever le tatouage. Les récitations en pali diffèrent selon qu’il utilise ses mains ou un outil pour effectuer le travail.
Sarem est établi dans le district de Banan, dans la province de Battambang. Il a récemment dû arrêter de tatouer en raison d’un problème de santé, mais il forme des apprentis à cet art depuis la fin de la guerre civile et il a enseigné à des centaines d’autres tatoueurs au Sak Yant, même s’il affirme avec modestie que ses capacités sont limitées par rapport à celles d'autres tatoueurs.
Il y a près de dix ans, la Fédération de Khmer Sakyantra a été créée par les tatoueurs traditionnels du Cambodge afin de garder la tradition vivante et de former de nouveaux artistes aux techniques du Sak Yant.
Sim Sotun, 29 ans, membre du comité technique de la fédération, a commencé à apprendre le tatouage Sak Yant en 2014. Il explique que la Fédération des Sakyantra khmers a été créée le 9 juillet 2014, avec quatre objectifs principaux : documenter tous les différents tatouages de style Sak Yant et préserver cette partie du patrimoine culturel du Cambodge en formant de nouveaux artistes.
La Fédération est dirigée par Say Tevin, 35 ans, qui a appris le tatouage Sak Yant auprès de son père à partir de 2001. La fédération compte actuellement dans ses rangs trois artistes de renom spécialisés dans les tatouages Sak Yant : Ouk Roeun, Prum Tuy et Roeung Sarem.
« Nous visons à rassembler les styles de tatouage traditionnels khmers Sak Yant, à compiler toutes les règles et à les transmettre aux personnes intéressées afin d’éduquer les générations futures. », explique Srem
Héritage de l’humanité
« Notre principal objectif est de promouvoir le tatouage Sak Yant en tant qu’art à la fois pour notre patrimoine national et aussi pour celui de toute l’humanité, tout en préservant l’authenticité du style original et en évitant toute innovation qui s’écarte des pratiques originales », déclare M. Sotun.
Il précise qu’une fois que suffisamment de Cambodgiens auraient compris l’histoire des tatouages Sak Yant et leur valeur culturelle, il serait plus facile pour le Cambodge de demander son inscription sur la liste du patrimoine culturel mondial de l’UNICEF.
Sotun souligne que la compréhension de l’art du tatouage Sak Yant par le peuple cambodgien demeure très limitée aujourd’hui.
Certaines personnes peuvent croire que tous les tatouages Sak Yant appartiennent exclusivement au Cambodge, mais il n’hésite pas à reconnaître que les pays voisins partagent des pratiques culturelles de tatouage similaires, car leurs civilisations sont historiquement liées à celle du Cambodge.
Sotun, qui se passionne pour le tatouage Sak Yant depuis son adolescence, souligne que ce sont les styles qui importent. Bien que les lettres des tatouages Sak Yant khmers utilisent l’écriture khmère, les tatoueurs issus d’autres cultures peuvent utiliser leur propre écriture et même apprendre l’art du Cambodge et créer leur style.
Selon lui, le mélange de styles entre les tatouages Sak Yant et les motifs étrangers reste un sujet obscur et il peut être difficile dans certains cas de dire si le motif a été copié à partir d’un motif cambodgien original ou s’il vient d'ailleurs.
Sotun affirme que les anciens lui ont appris que, dans un passé lointain, lorsque des nations étrangères gagnaient des guerres avec le Royaume, elles exigeaient des érudits cambodgiens qu’ils traduisent le texte des tatouages Sak Yant et même qu’ils adaptent leurs styles, dans une tentative de gagner le pouvoir des tatouages pour leur propre peuple, mais les érudits khmers ont résisté et caché les dessins originaux pour les préserver.
« Parfois, ces érudits étaient des patriotes khmers, ils ont donc traduit les textes pour eux, mais ils ont modifié, supprimé et changé certains caractères pour les rendre inefficaces », explique-t-il.
Selon Sotun, après la récente période de guerre, certaines personnes étaient tellement désespérées qu’elles ont fini par vendre les règles du Sak Yant écrites sur des sastra sleuk rith (rouleaux de feuilles de palmier) pour créer des tatouages à des artistes des pays voisins pour de grosses sommes d’argent.
Respecter les règles
En ce qui concerne la compilation du savoir et la formation de la prochaine génération, la Fédération du Sakyantra khmer adhère au principe de ne pas adopter de styles étrangers ou de styles khmers nouvellement créés.
Sotun affirme que la fédération Sak Yant se veut stricte sur le fait de ne pas adopter de styles étrangers ou d’origine moderne. La fédération suit les règles telles qu’elles sont écrites dans les anciens sastra sleuk rith conservés au Wat Ounalom, ainsi que les conseils transmis par les anciens.
« Par exemple, pour les règles de tatouage Sak Yant à huit directions de Sarem, lorsque nous lui avons demandé en quelle année il les avait copiées d'après les écrits de son grand-père mais, il ne s’en souvient plus en raison de son âge avancé et de la période des Khmers rouges », explique-t-il.
Selon les traditions entourant les tatouages Sak Yant, on leur prête des pouvoirs magiques capables de protéger contre les blessures causées par les flammes ou même par les armes à feu. Dans le passé, certains tatoueurs auraient profité de ces pouvoirs et les auraient utilisés à des fins criminelles, ce qui aurait amené la société à détester les tatoueurs et à les associer à des gangsters.
Sarem indique que la perception selon laquelle ceux qui sont tatoués sont de mauvaises personnes n’est pas plausible de nos jours et que, d’après son expérience, ceux qui possèdent ces tatouages ont un code moral strict et ne sont ni des gangsters ni des criminels.
Selon lui,tous les tatoueurs Sak Yant doivent respecter un code moral, ce qui inclut de ne pas voler les biens d’autrui, de respecter leurs parents et leurs aînés et de ne pas manquer de respect à Bouddha ou aux moines.
« La raison pour laquelle certaines personnes tatouées souffrent de ces préjugés aujourd’hui est que certains dans le passé étaient trop fières de leurs supposés pouvoirs magiques et adoptaient un mauvais comportement, un peu comme un poisson abîmé dans le panier abîme tous les autres poissons », dit-il.
Pour être reconnu par la fédération en tant que tatoueur Sak Yant qualifié, il faut suivre une formation d’au moins deux ans auprès d’un instructeur reconnu. Ces dernier qui enseignent le tatouage doivent également suivre une formation supplémentaire de trois ans avant d’accueillir des élèves. Par conséquent, pour devenir instructeur de tatouage Sak Yant, il faut étudier pendant au moins cinq ans.
Les maîtres du Sak Yant doivent étudier trois ans de plus pour atteindre ce rang. Et pour devenir grand maître de tatouage Sak Yant, l’artiste doit encore poursuivre ses études pendant trois ou quatre ans.
Apprendre la magie traditionnelle
Sotun, qui étudie actuellement pour devenir instructeur de tatouage Sak Yant, explique qu’en plus de leur formation à l’art du tatouage Sak Yant, les étudiants doivent également apprendre la magie traditionnelle khmère. Il précise qu’il y a actuellement deux grands maîtres, cinq maîtres et dix tatoueurs régulièrement qualifiés qui sont membres de la fédération.
Il reconnaît qu’il existe de nombreux salons ou studios de tatouage dans tout le Cambodge, mais la plupart d’entre eux connaissent très peu le tatouage Sak Yant, quelle que soit la qualité des tatouages de style moderne qu’ils proposent.
« Ces établissements peuvent proposer divers services de tatouage, mais ils ne comprennent pas ou ne connaissent pas le style spécifique associé à cette forme traditionnelle », explique-t-il.
« Si vous voulez simplement gagner votre vie et élever une famille, c’est très bien, mais pour moi, si j’acquiers cette compétence et que je ne la transmets pas aux générations futures, cela me semble être une perte de temps », ajoute-t-il.
Selon Sotun, la culture du tatouage, moderne ou traditionnelle, n’est pas négative comme certaines personnes peuvent le percevoir, mais il admet qu’il a parfois dû travailler dur pour convaincre les membres de sa famille ou ses amis de l’importance culturelle de cette forme d’art et de l’importance de transmettre ce savoir aux prochaines générations.
« Le tatouage Sak Yant ne rend pas les gens grossiers ou irrespectueux. En fait, une personne tatouée devient souvent plus calme et plus douce si elle adhère au code moral que lui a enseigné l’artiste », déclare M. Sotun.
Ce dernier confie avoir observé un changement significatif dans l’attitude des Cambodgiens à l’égard des tatouages. Les parents amènent désormais leurs enfants se faire tatouer, dans l’espoir qu’ils préserveront leur bien-être, et de plus en plus de gens considèrent les tatouages Sak Yant comme de l’art traditionnel khmer.
Par le passé, tous les tatoueurs étaient des hommes. Toutefois, la fédération vise désormais à promouvoir l’inclusion en offrant des possibilités de formation aux femmes désireuses de devenir tatoueuses.
« Nous n’avons pas encore réussi à former des praticiennes, il semble qu’elles manquent d’intérêt ou qu’elles soient découragées. Cela peut être dû à des passions et des perceptions différentes, mais nous resterons ouverts à la possibilité de les former », dit-il.
Ayant été témoin d’une confusion croissante entre les tatouages Sak Yant traditionnels et ceux provenant d’autres pays, Sarem a décidé qu’il était prêt à abandonner l’approche confidentielle que de nombreux instructeurs utilisaient autrefois pour enseigner.
Aujourd’hui, il s’efforce de rendre son enseignement plus complet et plus global, afin de perpétuer ce savoir culturel traditionnel.
« Les tatoueurs d’autrefois dissimulaient souvent leurs connaissances, ce qui entraînait la perte de notre patrimoine. Dans le passé, j’ai également envisagé de le cacher, mais malheureusement nos tatouages Sak Yant disparaissent peu à peu.
« Il est profondément regrettable que la jeune génération souhaite apprendre cet art, mais ne dispose pas des moyens nécessaires pour les acquérir. C’est pourquoi, il y a quelque temps, j’ai décidé de ne plus cacher ce que je sais et de m’efforcer de partager avec tout le monde tout ce que je peux », conclut M. Sarem.
Hong Raksmey avec notre partenaire The Phnom Penh Post
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