Alors même que la pandémie scelle les frontières, des saisies impressionnantes de drogue et les bas prix de la méthamphétamine à travers l’Asie du Sud-Est suggèrent que le COVID-19 n’a pas vraiment impacté le flot de drogues qui « infecte » la région.
Le coronavirus a prouvé à quel point les cartels transnationaux qui dominent le commerce de la méthamphétamine sont vraiment résistants, estiment les experts. Jeremy Douglas, chef de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime pour l’Asie du Sud-Est et le Pacifique (ONUDC) déclare à ce sujet :
« Nous pensons que les choses en 2020 se déroulent comme d’habitude, c’est-à-dire que l’offre continue d’augmenter comme elle l’a fait ces dernières années »
« Si les statistiques du Myanmar, de la Thaïlande, du Vietnam et du Cambodge sont une indication — et nous pensons que c’est le cas — alors l’offre est aussi élevée ou plus élevée que l’an dernier dans ces pays », ajoute l’expert basé à Bangkok.
Prix en baisse
En 2019, les prix de la méthamphétamine dans la région étaient déjà au plus bas alors même que la pureté des drogues augmentait. Les données compilées par l’ONUDC pendant la pandémie COVID-19 montrent que le prix d’un kilogramme de crystal meth, ou « ice », au Myanmar et au Vietnam est comparable à celui de 2019. Au Cambodge, le prix du « yaba », un mélange populaire de meth et de caféine, a en fait diminué de moitié, il s’achète à moins de 1,5 $ le comprimé contre plus de 3$ auparavant. L’ONUDC estime que la Thaïlande enregistre aussi une baisse des prix du crystal meth et du yaba à la fin de 2019 et au début de 2020 par rapport à la même période un an auparavant.
Cambodge en guerre contre la drogue
Le Cambodge a arrêté 10 512 suspects liés à la drogue au premier semestre 2020, une hausse de 20% par rapport aux 8750 de l’année 2019. Selon le ministère de l’Intérieur, les autorités cambodgiennes sont intervenues pour un total de 5 340 cas impliquant des trafics illicites de janvier à juin 2020, une hausse de 29,7% par rapport aux 4 117 cas sur la même période en 2019. Durant ces opérations, 258 kg de drogue, 1066 petits paquets de drogue et 266 kg de marijuana ont été confisqués. Accessoirement, 17 fusils, sept pistolets, 812 balances, 49 voitures et 1179 motos ont également été saisis. Lors d’une cérémonie organisée à Diamond Island, dans la capitale Phnom Penh, le vice-premier ministre Ke Kim Yan, également président de l’Autorité nationale de lutte contre la drogue, avait mis publiquement le feu à plusieurs centaines de kilos de drogue et déclaré :
« C’est un message vers les criminels, qu’ils sachent que le gouvernement est fermement résolu à sévir contre tous les trafiquants de drogues, nous ne saisirons pas seulement leurs produits, mais nous confisquerons aussi leurs biens »
Les drogues détruites par le feu comprenaient de la méthamphétamine, de l’ecstasy, de l’héroïne et de la kétamine. Depuis le début de la guerre contre la drogue lancée par le gouvernement cambodgien en 2017, plus de 55 000 personnes auraient été arrêtées
Triangle d’or
Longtemps plaque tournante du commerce de l’héroïne, le Triangle d’or — où se rencontrent les coins reculés et sans loi du Laos, du Myanmar et de la Thaïlande — a vu ces dernières années des cartels transnationaux en faire l’un des premiers laboratoires de méthamphétamine du monde. Ils seraient protégés par des milices soutenues parfois par le gouvernement et des armées rebelles ethniques dans l’État de Shan, dans l’est du Myanmar. L’agence des Nations Unies affirme que la drogue des cartels se répand en Asie du Sud-Est mais aussi sur des marchés plus lucratifs jusqu’en Australie et au Japon. L’ONUDC évalue désormais le marché de la méthamphétamine en Asie de l’Est et du Sud-Est à 61,4 milliards de dollars américains chaque année.
Plus de saisies pendant le Covid-19
Depuis la pandémie, les saisies de drogue ont également suivi le rythme de 2019, voire augmenté. Début juillet, les autorités thaïlandaises ont déclaré avoir intercepté 1,42 tonne de crystal meth en route vers la Malaisie. En mai 2020, les autorités birmanes ont annoncé la plus grosse saisie de drogue en Asie depuis plusieurs décennies, avec 200 millions de comprimés de méthamphétamine et 500 kilogrammes d’ice ; ils ont également saisi 35,5 tonnes de produits chimiques et arrêté 33 suspects.
Davantage de saisies peuvent signifier soit une augmentation de la production, soit une meilleure distribution. Le fait que les prix soient restés bas plaide fortement en faveur de la première option, estime Richard Horsey, conseiller principal de l’International Crisis Group basé au Myanmar. Compte tenu de la stabilité des prix de la drogue :
« Tout indique que les grosses saisies reflètent une production qui augmente , et non pas que la police saisit tout ce qui est fabriqué »
« Donc, je pense que les organisations criminelles transnationales et le commerce de la drogue synthétique dans l’État de Shan se sont montrées extrêmement résistantes au COVID », indique l’expert basé à Yangon.
Plan B, et C et D
Horsey compare les cartels aux grandes entreprises gagnantes de la pandémie au géant de la vente en ligne Amazon...Ils utilisent leur réseau, leur flexibilité et leurs solides réserves de cash pour s’adapter rapidement aux conditions changeantes du marché.
« Ils ont des chaînes d’approvisionnement qui sont très sophistiquées, mais qui se multiplient également. Et cela signifie qu’en cas de fermeture de frontière, ils peuvent trouver des solutions. Ils ont un plan B, un plan C et un plan D », dit-il, expliquant : « Ils ont plusieurs itinéraires qu’ils testent constamment avec des expéditions-test et innovent constamment, de sorte que si leur principal canal privilégié ne fonctionne pas, ils ont beaucoup d’autres options. Et cela fonctionne très bien en cette période de crise sanitaire ».
L’innovation semble porter ses fruits
Depuis la série de grosses saisies cette année, Horsey déclare que les cartels ont déjà commencé à transférer davantage de leurs expéditions hors du Myanmar du nord vers l’est et le sud de l’État. Selon lui, il y avait déjà des signes précurseurs. Les trafiquants avaient commencé à expédier beaucoup plus de crystal meth hors du Myanmar via l’État de Rakhine, à l’extrême ouest du pays, profitant de son littoral pour atteindre les marchés via la baie du Bengale.
Selon l’ONUDC, les saisies au Myanmar au cours des dernières années montrent également que les cartels peaufinent leurs recettes de méthamphétamine en remplaçant l’éphédrine et ses dérivés par du cyanure de sodium ou de benzyle, une preuve supplémentaire de leur flexibilité. La plupart des produits chimiques proviendraient de Chine. Du côté birman de la frontière, les experts affirment que milices et seigneurs de guerre aux commandes de fiefs virtuellement autonomes contribuent largement à rendre la frontière perméable. « Cela aide également les cartels à échapper aux restrictions frontalières provoquées par la pandémie », déclare Tom Kramer, chercheur basé au Myanmar pour l’Institut transnational, qui étudie le lien entre le commerce de la drogue et les conflits ethniques dans le pays.
« Ces routes illégales sont toujours là, et ce que le gouvernement contrôle bien sûr, ce sont principalement les routes commerciales officielles », dit-il.
Il soupçonne également que bon nombre d’expéditions illicites traversent également des points de contrôle formels, mais se faufilent grâce à une corruption rampante. « Il y a tellement d’argent en jeu, et certains peuvent toujours trouver différentes façons de faire entrer n’importe quoi dans le pays. Les frontières sont si poreuses qu’il s’avère très difficile de les contrôler même pendant leur fermeture », conclut-il.
Part de marché
Jeremy Douglas, de l’ONUDC, indique que la facilité relative avec laquelle les cartels opérant au Myanmar peuvent accéder aux voies de communication pendant la pandémie pourrait même les aider à gagner des parts de marché sur des concurrents plus éloignés qui s’approvisionnent davantage en produits chimiques par voie maritime et aérienne, là où les chaînes d’approvisionnement sont en sérieuse difficulté.
« Ils sont efficaces, car opportunistes et astucieux », ajoute-t-il.
« Ils n’ont jamais eu de problème pour maintenir la production. Ils disposaient d’énormes stocks de produits chimiques et un accès continu pour les expédier aux points de production dans le Triangle d’or. Ils ont maintenu la production à des niveaux très élevés pendant la pandémie en puisant simplement dans leurs énormes stocks de produits », conclut-il.
Zsombor Peter — VOA Khmer & Christophe Gargiulo
Notes : International Crisis Group – ONUDC – AKP. Photographies : Jonathan van Smit
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