Lon Vanna travaille 24 heures sur 24 depuis des mois, mais elle ne coud plus de vêtements, elle surveille les machines de l’usine de confection abandonnée au Cambodge où elle travaillait autrefois.
Vanna pense que les machines à coudre restent son seul espoir de sauver sa maison et ses terres, qu’elle a consenties en garantie d’un prêt pour se nourrir et s’occuper de ses parents malades alors que la pandémie a provoqué la fermeture de son usine en mars dernier. « Ces machines sont mon argent ; elles sont ma vie », déclare Vanna, fermement décidée à les garder en otage jusqu’à ce qu’elle reçoive les 2 000 dollars de salaires et de primes dues depuis que les patrons ont subitement fermé l’usine située à environ 50 km au sud de Phnom Penh.
« La seule chose que nous savons faire est de coudre des vêtements », dit-elle, assise parmi une demi-douzaine d’anciens ouvriers qui gardent l’usine 24 heures sur 24 et qui, en août dernier, ont chassé les hommes envoyés par les propriétaires de l’usine pour récupérer les machines.
Le secteur du vêtement cambodgien — le plus grand employeur du pays avec environ 800 000 travailleurs, principalement des femmes — a subi un double choc cette année avec la pandémie et la suppression d’une partie du régime privilégié « Tout Sauf les Armes » (TSA) de l’Union européenne. Le Cambodge a déployé une assistance financière pour les travailleurs du vêtement licenciés, mais les ouvriers et les défenseurs déclarent avoir besoin de plus et que cette assistance est difficile d’accès. Le porte-parole du ministère du Travail, Heng Suor, a déclaré à la Fondation Thomson Reuters que le processus de demande de soutien financier n’est « pas difficile du tout… tant que l’usine dépose une demande de suspension d'activité dans les règles ».
Année catastrophique
Dans les pays en développement, des millions de travailleurs des chaînes d’approvisionnement de vêtements ont été licenciés et parfois sans dédommagement en 2020 alors que la pandémie frappait l’industrie internationale de la mode. Les travailleurs cambodgiens auraient au total 120 millions de dollars de salaires impayés pour les trois premiers mois de la pandémie, selon le groupe de défense Labor Behind the Label, qui décrit la situation comme une « crise humanitaire croissante ».
Les exportations vers l’UE — d’une valeur généralement d’environ 5,5 milliards de dollars par an — ont chuté de près d’un milliard de dollars au cours des neuf premiers mois de 2020. Des marques mondiales, dont Adidas et Levi Strauss, avaient exhorté le Cambodge à réformer et à assouplir certaines mesures prises contre des dirigeants syndicaux, mais le Premier ministre Hun Sen a déclaré que le pays ne « se plierait pas » aux demandes étrangères. (NDLR : l'auteur avance que la chute des exports serait essentiellement liée à la perte du régime TSA. Toutefois, ceux-ci ont été brutalement frappés par la pandémie et les difficultés de transport qui ont rapidement suivi et rien ne permet d'affirmer donc que la position gouvernementale est directement liée à la chute des ventes à l'étranger).
Bent Gehrt, directeur en Asie du Sud-Est pour le groupe de surveillance du Worker Rights Consortium basé aux États-Unis, a décrit 2020 comme une « année d’horreur pour les ouvriers du vêtement ». « Les performances du pays en matière de droits du travail se sont détériorées si gravement qu’elles sont devenues une responsabilité commerciale pour le pays en tant que producteur et ont accru le risque de réputation des marques », affirme-t-il.
Rebond ?
Les opinions sont partagées sur l’avenir de l’industrie. Au moins 110 usines ont fermé définitivement en raison de la perte de commandes et le sort de dizaines d’autres reste inconnu, avance Ken Loo, un représentant des propriétaires d’usines, ajoutant que la « situation deviendra plus claire lors du renouvellement des membres de l’association ». Loo pense que l’industrie du vêtement au Cambodge reste bien placée pour rebondir, car les exportations vers les États-Unis ont augmenté en 2020, plus de 60 nouvelles usines se sont enregistrées et le Cambodge compte beaucoup moins de cas de coronavirus que d’autres centres de production d'Asie.
Alors que l’Inde a enregistré près de 10 millions d’infections, la deuxième plus élevée au monde après les États-Unis, et le Myanmar plus de 100 000 cas, le Cambodge a enregistré moins de 400 cas et aucun décès. « Regardez les alternatives — au Myanmar, par exemple, où le COVID est hors de contrôle », s’exclame Loo, ajoutant :
« Dans un avenir proche, la maîtrise de la situation sanitaire sera un facteur rassurant pour les investisseurs »
Loo explique qu’il demeure optimiste quant aux échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne après l’achèvement de sa transition hors de l’Union européenne, ce qui permettra au Cambodge d’exporter vers la Grande-Bretagne en franchise de droits. « Je ne dis pas que cela compensera toute la différence… mais je ne pense pas que nous soyons dans la situation du pire », conclut-il.
( NDLR : Autre point positif qui n'est pas mentionné par l'auteur : le retour de quelques investissements dans le secteur du textile notamment avec l'approbation récente par le Conseil pour le développement du Cambodge (CDC) d'un nouveau projet d’un investissement de 6,6 millions de dollars américains dans la province de Kandal ).
Problématique
Mais, le géant de la mode H&M, qui possède une cinquantaine d’usines au Cambodge, a déclaré que l’approvisionnement au Cambodge était devenu « problématique » en raison de l’augmentation des tarifs, des droits du travail et des préoccupations environnementales, en particulier ses récents investissements lourds dans le charbon.
« Les pays producteurs qui continuent de considérer le charbon comme une source d’énergie viable pour l’avenir pourraient potentiellement perdre des investissements futurs », a déclaré le directeur national de H&M au Cambodge, Christer Horn Af Aminne il y a quelques semaines.
Pendant ce temps, pour les Cambodgiens qui ont du travail, la concurrence a fait baisser les conditions d'achat et les syndicalistes continuent d’être sur la sellette, confie Yang Sophorn, président de l’Alliance des syndicats cambodgiens. « Le mois dernier seulement, nous avons organisé deux nouveaux syndicats locaux dans les usines et nos dirigeants ont déjà fait l’objet de menaces ou de licenciement », dit-elle.
Les ouvriers du textile devraient recevoir une augmentation de 2 dollars et voir passer le salaire minimum à 192 dollars ce mois-ci. Les ouvrières qui gardent les machines à coudre de l’ancienne usine de Vanna, devraient chacune recevoir de quelques centaines à quelques milliers de dollars de la part de leurs anciens employeurs. Étant peu occupées, elles confirment qu’elles ne partiront pas de l'usine.
« J’ai vendu ma moto maintenant, donc je ne peux aller nulle part », avance Hoeun Toeuth, 38 ans, derrière un masque facial, ajoutant : « Mais nous avons encore du riz, et nous lutterons jusqu’à la fin - c’est la vie du travailleur »
Reportage de Matt Blomberg et Mech Dara, édité par Katy Migiro - VOA
Notes additionnelles par C.Gargiulo
Comments