Ancien journaliste, écrivain, Bernard Cohen est un globe-trotter ayant ausculté les soubresauts d’une époque qui n’en fut pas avare. Il est aussi un traducteur prolifique et un fervent apôtre d’un Cambodge dont la culture le fascine. Rencontre avec un personnage aux multiples facettes.
Un nom familier
Un grand nombre des lecteurs de Cambodge Mag ont déjà rencontré Bernard Cohen, bien souvent sans même s’en rendre compte. À travers ses articles parus jadis dans Libération, peut-être. Ou par le biais de ses enquêtes journalistiques éditées dans d’épais volumes, abordant des thèmes tels que la guerre en Tchétchénie, la trajectoire de Kurt Waldheim ou celle de Habib Bourguiba. D’autres ont lu son nom en parcourant les ouvrages de leurs auteurs favoris, dont les premières pages s’ouvraient par la phrase laconique, mais primordiale : “Traduction de Bernard Cohen”. D’autres, enfin, l’ont croisé à Siem Reap et aperçu à Phnom Penh, à moins que cela ne soit à Kratie ou à la bibliothèque du Templation, entouré d'une vaste collection de livres traitant d’Angkor et du Cambodge. Ces activités éclectiques se rejoignent autour d’une même passion, celle des lettres et des mots, de l’histoire et des hommes, des arts et des êtres.
Pages d'histoire
La rencontre a lieu dans l’ambiance feutrée de cette bibliothèque, où le regard vagabonde au gré des rayons. Bernard Cohen commente les ouvrages, leurs éditions, raconte leurs trames et leurs auteurs. Les grands noms y rencontrent de moins illustres, qui ont souvent la préférence de notre hôte. Celui-ci s’attarde sur les exploits de Sappho Marchal, aborde les mondain(e)s de la Belle Époque venus s’offrir leur lot d'aventures, visitant les ruines en compagnie de Victor Goloubew. Les anecdotes fusent, des portraits s’ébauchent, des livres sont tirés de leur sommeil, les petites histoires rejoignent la grande dans un melting-pot réjouissant. Cette connaissance, Bernard Cohen ne demande qu’à la partager, et c’est d’ailleurs ce qu’il fait par le biais de son site, Angkor Database. Mise en ligne en 2016, cette gigantesque base de données jette une passerelle entre la multitude de documents relatifs au Cambodge et son histoire. « Ce qui m'intéresse dans ce pays si riche, c'est que tout s’y entremêle, de la généalogie des rois à l’architecture, de la cuisine à la religion, de l’archéologie à l’urbanisme, syncrétisme et influences assumés… Cet enchevêtrement de thèmes est une inépuisable source d’érudition et d'inspiration. »
« Que faire pour se rendre utile ? »
D’abord créée pour l’agrément des hôtes du Templation, la petite bibliothèque s’est très vite remplie d’ouvrages parfois rares et précieux, suscitant l’envie d’en faire profiter un public plus vaste. « Le propriétaire et les opérateurs de l'hôtel voulaient développer des initiatives servant la communauté : l’idée m’est venue de constituer une base de données commentée et facilement accessible sur le passé du Cambodge, et plus particulièrement Angkor, dont les temples se situent tout près d'ici. Se lancer dans une vaste exploration des archives en ligne, des centres de documentation, contacter des acteurs tant publics que privés, scanner des pages et des pages, demander des autorisations, créer le site web et renseigner les notices biographiques et bibliographiques… Au final, et après tous ces efforts, Angkor Database remplit sa fonction première : rendre le savoir attractif et le mettre à la portée de tous. 30.000 photos et 3.000 e-books ou pdf y sont d’ores et déjà consultables gratuitement et sans aucune inscription. »
Enfance constantinoise
Cette soif de connaissances, Bernard Cohen l’a acquise dès son plus jeune âge, grandissant dans le foisonnement et l’euphorie d’une Algérie post-indépendance bruissante d’optimisme.
« Ma famille a des liens ancestraux avec cette contrée, faisant partie d’une communauté juive venue de Cyrénaïque aux alentours du Ve ou VIe siècle. »
Cet enfant de Constantine connaît tout cela sur le bout des doigts, ayant rédigé un ouvrage de référence coécrit avec Richard Ayoun, « Les Juifs d’Algérie. Deux mille ans d’histoire. » Sa généalogie est ponctuée de figures tutélaires, oncle fondateur de la branche algérienne de la SFIO, grand-père zouave sur le front de la Somme, cousins berbères sillonnant les pentes des Aurès… Mère professeure de lettres classiques, père chirurgien-dentiste et ancien FFL, enfance heureuse dans une Algérie bouillonnante, où se côtoient coopérants russes et indiens et où les grands jours n’ont pas encore cédé la place aux désillusions. De cette période, Bernard Cohen parle sans nostalgie, alors qu’il est pourtant déraciné non pas en 1962, mais en 1967, lors de la guerre des Six Jours. « L’ambiance provoquée par les événements du Proche-Orient devenait de plus en plus lourde. Des menaces de mort ont été proférées contre notre père. Ce dernier a préféré nous envoyer en France pour plus de sécurité. C’est alors que je me suis retrouvé à Sartrouville. »
Engagement politique et débuts dans le journalisme
Une fois installé en région parisienne, l’adolescent, bien qu’excellent élève, confesse quelques turbulences. « J’étais alors politiquement très engagé, ce qui m’a valu de me faire virer du lycée malgré mes excellentes moyennes. Mettre son bahut en grève pour soutenir les revendications ouvrières ou s’opposer à la guerre au Vietnam, c’était assez exaltant… Et puis me voilà en khâgne à Louis le Grand, faisant du “petit grec” le matin et se faisant bastonner dans des manifs interdites le soir. On lisait beaucoup, on éteignait la télé, on était curieux de tout, moi c’était le Japon, son immense culture… Je voulais lancer une revue sur ce sujet et, culotté, j’ai écrit à Roland Barthes, l’auteur du formidable “Empire des Signes”. Il m’a dit que je devrais essayer la presse déjà existante, alors Jean-François Kahn, qui venait de reprendre les Nouvelles Littéraires, a bien voulu donner sa chance au gamin de 19 ans que j’étais, et c’est ainsi que j’ai fait de ma curiosité un métier. » Viennent ensuite, très rapidement, des piges pour Libé et un poste à Jérusalem pour l’AFP.
Correspondant de guerre
Sa connaissance de l’arabe et de l’hébreu lui permettent d’obtenir de jolis scoops, mais aussi de se retrouver dans des situations parfois périlleuses. Une constante chez ce journaliste, qui couvrira les nombreux conflits des années 80 aux années 2000, avant de se lancer dans une nouvelle carrière. Avec de quoi remplir toute une besace de souvenirs, entre le Moyen-Orient, un Madrid en pleine Movida, le Chili de Pinochet, une guerre du Karabagh durant laquelle il tutoie la mort de très près, et, surtout, un poste à Moscou où il couvre la fin de l’URSS et ses contrecoups. « Je me suis retrouvé dans un espace en complète mutation, tiraillé entre l’euphorie et des secousses dramatiques telles que les deux conflits de Tchétchénie. Je m’y suis souvent mis en danger, mais j’y ai aussi fait des rencontres extraordinaires. »
Tourner la page
Lorsque la presse écrite ne sait ou ne veut selon lui s’adapter à l’ère Internet, Bernard Cohen entame une nouvelle étape de sa vie. Lors d’une interview avec le grand romancier espagnol Manuel Vazquez Montalban des années auparavant, celui-ci lui avait suggéré d’explorer les chemins de la traduction littéraire, et il se lance désormais dans ce domaine. Avec, au bout du compte, 130 traductions depuis l’anglais, l’américain et l’espagnol. « C’est un défi intellectuel stimulant, de “re-penser” un livre, d’entrer dans son univers, sa syntaxe, de découvrir ses personnages “presque pour de vrai”. Prenez “Que viva la musica” du génial Colombien Andrés Caicedo, suicidé à 25 ans : non seulement je suis tombé raide amoureux de l’héroïne, mais j’ai inventé un langage pour restituer le chatoiement de l’espagnol parlé a Cali. Quand on traduit Keith Richards, Norman Mailer, Tom Wolf ou Hunter Thompson, on rentre dans le monde de “monstres” littéraires ou musicaux. »
À son actif, en plus des auteurs déjà cités, s’ajoutent d’autres plumes célèbres telles que Neil Young, Armistead Maupin, Stephen King, Douglas Kennedy ou encore Thomas Harris, pour n’en nommer que quelques-unes. Et il arrive que la symbiose aille encore plus loin, comme avec la romancière Tawni O’Dell, qui sera sa troisième épouse.
Le Cambodge comme demeure
C’est alors qu’il vit encore entre les États-Unis et l’Espagne qu’un beau jour de 2006 Bernard Cohen découvre le Cambodge, par l’intermédiaire d’un ami antiquaire de Bali.
« Il y allait souvent, car on y trouvait alors beaucoup d’objets datant des années coloniales. Lorsqu’il m’a proposé de le rejoindre, j’ai tout de suite accepté, curieux de découvrir ce pays puisque je connaissais déjà bien le Vietnam et la Thaïlande. J’y suis par la suite revenu pratiquement tous les ans, avant d’y rencontrer ma femme cambodgienne et de m’y installer en 2012. »
« Après avoir vécu en Algérie, à Jérusalem, Madrid, Moscou, le Gers et Chicago, parcouru l’Australie ou le Chili de bout en bout, je me sens maintenant chez moi dans ce “Royaume des merveilles”. J’y trouve même parfois l’écho de certaines traditions juives ou des réminiscences de mon passé personnel, par exemple dans la symbolique des sept jours dans les rites funéraires, la commémoration des ancêtres, la profonde tolérance du bouddhisme Theravada, ou même les chakvei, ces beignets qui ressemblent tellement a ceux que nous mangions au petit-déjeuner dans les rues de Constantine. Et quand je regarde ma troisième fille danser avec l’école Princesse Buppha Devi, je suis fier de me sentir à la maison ici. »
Passeur de connaissances
Actif dans la recherche et la collecte de documents relatifs à son pays d’adoption, ce jeune retraité nourrit des projets éditoriaux tout en se concentrant sur son site internet. Parmi les dernières publications en date, le beau livre de cuisine de la princesse Norodom Rasmi Sobbhana connaît un beau succès, les ventes allant entièrement au financement de la bourse d’études Samdech Rasmi Sobbhana Scholarship. « Il y a de plus en plus d’initiatives privées en faveur d’une culture dont les Cambodgiens sont fiers et qu’ils s’appliquent à diffuser. Des chefs d’entreprise ou hauts fonctionnaires n’hésitent pas à mettre la main à la poche pour aider à la publication et la distribution d’ouvrages aux thèmes variés. C’est une excellente chose, très positive pour l’avenir. » L’entretien se conclut sur ces mots, laissant Bernard Cohen au milieu d’écrits éclectiques et de passions qui le sont tout autant, où lettres et savoirs correspondent et se parlent sur d’infinis rayons.
Mon mail
lise.stab@laposte.net
Lisbeth Sztabholz
Êtes-vous le frère de mon amie d'enfance Élisabeth de Maisons-Laffitte que je cherche depuis plusieurs années.
Lisbeth Sztabholz
Je souhaiterais joindre Bernard Cohen.
Merci d'avance de me contacter.
Lisbeth Sztabholz
Quel parcours, Mr Cohen ! Au plaisir de vous relire.