2009, Phnom Penh. Lors d’une conversation avec Nick Marx, le baroudeur qui connait la faune cambodgienne comme sa poche, la disparition du tigre dans le royaume est évoquée. « … ils les ont tous tués, il n’en reste plus un seul, peut-être un vieux mâle solitaire traîne-t-il dans les Cardamomes, mais cela risque de ne pas durer longtemps… », explique le vieux Nick, un peu dépité. Il adore les tigres, c’est lui qui, au sein de l’ONG WildLife Alliance s’occupe des quatre félidés pensionnaires de la réserve naturelle de Phnom Tamao. Un vieux mâle dans les Cardamomes… et si j’essayais de le filmer ?
Sur les traces du Vieux
Avec Hong Seiha, un Cambodgien francophone qui travaille chez Apsara TV, et dont les parents vivent dans un petit village des Cardamomes, nous organisons rapidement une petite expédition de tournage, un peu comme des amateurs, pas de caméra trappe, pas de GPS, pas de plan précis de tournage. Nous irons camper près de son village, là où les habitants disent avoir entendu un tigre s’approcher une nuit près de l’enclos des vaches. Nous partons en moto, une vieille 125 cc qui perd ses cale-pieds et qui nous emmène dans son village après quelques heures boueuses et cahoteuses sur les chemins parfois totalement inondés de la forêt des Cardamomes. Accueillis dans la chahute familiale, le père de Seiha entreprend de nous raconter avec moult détails cette fameuse nuit ou le fameux tigre se serait approché du village. « … nous l’avons entendu arriver, et les vaches se sont affolées, nous sommes sortis et il s’est enfui… », explique-t-il, mimant l’approche du tigre et l’affolement des villageois. Je deviens un peu septique, un tigre qui chasse la nuit est en général silencieux pour ne pas alerter ses proies, comment ont-ils pu l’entendre s’approcher ? Peu importe, nous irons interviewer quelques-uns des villageois. Tard dans la soirée, je demande à pouvoir dormir dans le hamac sous la tonnelle extérieure. Nous sommes en pleine mousson, il fait chaud et humide. « … surtout pas, c’est dangereux, il y a aussi des léopards et des serpents, dors à l’intérieur… », me dit Seiha. Septique au sujet du tigre, je me laisse facilement convaincre au sujet des serpents, et même au sujet des léopards, car il est certain qu’il en reste quelques-uns dans la région, et je passe la nuit dans le cabanon.
Filmer enfin des tigres
Nouvelle conversation au retour avec Nick qui, c’était à prévoir, rigole pas mal de notre expédition gamine et naïve et nous explique : « … les Khmers appellent tous les félidés et les ours par des variantes du mot khlak, et cela prête à confusion. Il y a sûrement eu un léopard qui s’est approché, mais je ne crois pas à leur histoire de tigre… », explique-t-il. Mais je veux filmer un tigre au Cambodge ! Je l’ai promis à une chaine de télévision locale. Nick me propose de me faciliter la vie en me laissant tourner dans la réserve de Phnom Tamao.
C’est là et uniquement là qu’il sera possible de faire des images de tigre. Pendant une semaine, avec Allan Michaud, cette fois-ci, nous suivrons la vie des tigres dans leurs espaces assez vastes de la réserve. Nick nous a obtenu la permission de filmer depuis la zone de sécurité qui permet de coller les objectifs entre les maillons du grillage et d’avoir de belles images… Ce n’est pas un vieux mâle des Cardamomes, mais le jeune tigre Areng, né dans la réserve, qui s’habituera à ma présence et viendra se laisser caresser fréquemment, et tentera à plusieurs reprises de jouer en balançant des coups de patte dans ma direction, sur le grillage, sans intention belliqueuse, mais avec des coups suffisamment violents et sonores pour se rappeler que c’est un grand fauve carnivore d’abord dont la puissance, même à travers un grillage peut occasionner quelques mauvaises surprises, même avec l’intention de jouer.
Areng sera la vedette du documentaire, et le vieux tigre des Cardamomes ne vivra qu’à travers ces quelques témoignages impossibles à vérifier. Dommage, les années passant, il faudra abandonner l’idée de le filmer un jour, tout comme celle de pouvoir filmer un tigre à l’état sauvage au Cambodge. Les chiffres du Fonds Mondial pour la Nature concernant la population de tigres d’Indochine deviennent de plus en plus alarmants chaque année. On parle de moins de dix individus dans une zone située entre le Vietnam et le Cambodge. La dernière image d’un tigre à l’état sauvage, dans le Mondolkiri, date de 2007.
Les revoilà
De nouveaux témoignages surgiront lors d’un tournage dans le Ratanakiri, chez les Kavet en 2013. Dans leur village, alors que je leur montre les images d’Areng, un chasseur s’approchera et me dira haut et fort avoir vu un tigre dans la forêt quelques mois auparavant. Deux autres chasseurs s’approcheront pour confirmer. Mais, tout comme l’histoire du vieux félin des Cardamomes, pas de trace, pas de description précise.
Petite lueur d’espoir quelques jours plus tard, alors que notre petite équipe de tournage suit les tapeurs de résine du Dichterocarpus dans les savanes sèches, nous trouvons des traces et des excréments qui ressemblent à ceux d’un félin. « … léopard… », nous dira le jeune scientifique qui nous accompagne. Au moins, ceux-là, on sait qu’il en reste quelques-uns. Mais tout comme son cousin-rival le tigre, l’alerte est aussi lancée concernant la population de léopards dans le royaume, lui aussi pourrait disparaître…
Réintroduction des tigres au Cambodge
Ils les ont tous tués… cette phrase de Nick qui semblait un peu outrancière en 2009, se confirme tristement en avril 2016 : »… aujourd’hui, il n’y a plus de populations reproductrices de tigres au Cambodge, et ils sont donc considérés comme fonctionnellement éteints… « déclarait le Fonds Mondial Pour la Nature dans un communiqué.
Cette même ONG de conservation pousse aujourd’hui le gouvernement à valider et mettre en œuvre un plan de réintroduction des tigres au Cambodge, dans la région du Mondolkiri. Le Cambodge ne serait certainement pas pionnier en la matière. Pourtant, si l’Inde, le pays d’où seraient importés les spécimens destinés à être relâchés, peut se targuer d’avoir réussi à sauver et même accroître ses populations de tigres, les expériences conduites en Indonésie pour le tigre de Sumatra, sont bien moins concluantes, tout comme la plupart des programmes de réintroduction de prédateurs en Asie. Vrai que le projet cambodgien n’est pas impossible techniquement, à la condition d’avoir suffisamment de financements, beaucoup de financements, une gestion rigoureuse des espaces et une vigilance toute particulière à l’encontre des contrebandiers.
Le projet semble à haut risque. Les tigres ont besoin d’espaces, de beaucoup d’espaces, certains individus couvrent des distances allant jusqu’à deux cent kilomètres par semaine. Se pose aussi le problème des proies. Si le tigre n’a pas suffisamment de quoi chasser, il s’approchera des villages, attaquera le bétail et rencontrera probablement son principal ennemi : l’homme. Quels seraient aussi les moyens mis en œuvre pour décourager la chasse illégale alors que cette pratique, liée au gout immodéré des Chinois pour les organes de tigre sauvage, a conduit à la disparition du félin dans le royaume et qu’aucune mesure, aucun programme n’ont pu empêcher le braconnage du tigre ? En 2007, les Chinois payaient jusqu’à huit mille dollars pour un tigre abattu. Cela représentait une dizaine d’années de salaire pour un petit chasseur. Quels arguments pour contrer cette tentation ?
Par Christophe Gargiulo
Photographies Allan Michaud & CG
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