À l’occasion du 5e anniversaire de l’inscription de Sambor Prei Kuk au patrimoine mondial de l’UNESCO (8 juillet 2017-8 juillet 2022), retour sur ce site prestigieux… par JM-Filippi.
Hors Angkor, point de salut. Qu’on y réfléchisse un moment, n’importe quel ouvrage un tant soit peu érudit sur le Cambodge se fera un devoir de vous diviser l’histoire du pays en : premièrement, Pré angkorien, du début de l’ère chrétienne à l’année 802 date à laquelle les capitales de l’empire se trouveront dans la région d’Angkor.
Puis, Angkorien, de l’année 802 à l’abandon d’Angkor en 1431. Et enfin, Post angkorien Angkor, de la chute d’Angkor à… aujourd’hui.
Objet de toutes les attentions dès le début du protectorat français, Angkor allait devenir le pivot de l’histoire du pays. Il y a bien sûr l’avant et l’après, mais Angkor se taille la part du lion. Mais que sait-on des autres périodes de l’histoire du Cambodge ?
Au début était le Funan
On nous enseigne que les débuts de l’histoire du Cambodge se confondent avec un royaume dénommé Funan. Tout ce que nous savons du Funan provient de sources chinoises d’époques différentes et souvent contradictoires. On tombe néanmoins d’accord sur le fait que ce royaume côtier se trouvait au cœur d’un réseau commercial florissant et entretenait des ambassades, notamment avec la Chine. Quant au terme Funan, selon Georges Coédès, il s’agit vraisemblablement de la transcription chinoise du terme Khmer Phnom (montagne). Le terme de Funan allait progressivement disparaître des chroniques chinoises à partir du 6e siècle.
Selon les mêmes sources, une guerre eu lieu au début du 6e siècle et le Funan allait être conquis par un royaume vassal situé plus au nord, le Chenla. On pourrait s’arrêter là et continuer à nous reposer sur les seules chroniques chinoises, il suffit de fermer les yeux et d’imaginer des armées en ordre de bataille, des victoires, des soumissions, la grandeur du Chenla et de sa capitale Isanapura (Sambor Prey Kuk)… Cette belle vision romantique a ses limites. Un des grands craquements silencieux de l’histoire du Cambodge se produisit en l’année 611 de notre ère quand fut gravée la première inscription en langue khmère : la stèle d’Angkor Borei. L’alphabet est identique à celui des stèles en Sanscrit, mais la ressemblance s’arrête là, car la distance linguistique du Khmer au Sanscrit équivaut à peu près à elle qui existe entre le Français et le Chinois.
Khmer ou sanscrit ?
Pour les huit siècles à venir, nous disposerons d’inscriptions en Sanscrit, en Khmer, ainsi qu’en deux langues, mais, précision essentielle, jamais bilingues. La majesté des dieux s’exprime en Sanscrit, la condition humaine en Khmer : une inscription évoquera de la grandeur de Shiva en Sanscrit et quelques lignes plus bas, en Khmer, nous dira qui a donné combien pour construire le temple. L’interprétation de ces inscriptions n’est pas toujours aisée, mais elles nous donnent des renseignements entièrement nouveaux eu égard aux chroniques chinoises.
Contrairement à ce qu’affirment les sources chinoises, le Chenla n’a certainement pas conquis militairement le Funan. En réalité, à partir du 6e siècle on assiste à un lent déclin du Funan et à un mouvement vers le centre nord du territoire du Cambodge actuel.
Ce déclin est probablement dû à des modifications des routes maritimes et à une baisse subséquente des activités commerciales. En fait la scission remonte à bien plus loin. Michael Vickery a mis en valeur des différences entre la région côtière (Funan) et l’intérieur du pays (Chenla) qui vont bien au-delà des politiques de deux royaumes prétendument rivaux.
Le terme Ponh
Ainsi, le terme « Ponh » relève de la hiérarchie khmère traditionnelle et est attesté par les inscriptions uniquement dans les régions côtières. Il désigne un chef de clan qui gère la terre de la communauté sans pour autant la posséder ; le statut de Ponh ne peut en aucun cas être transmis de père en fils, mais est légué au fils de la sœur.
À cette matrilinéarité côtière va s’opposer l’émergence du terme indien « Varman » à l’intérieur du pays. Or ce terme suppose une transmission patrilinéaire. Le passage de l’un à l’autre laisse supposer une accumulation de richesses et une volonté de les léguer à sa famille immédiate. Ainsi à Sambor Prey Kuk, le terme Ponh est totalement absent.
Autre phénomène remarquable, le bouddhisme très présent dans le Funan est quasiment absent du Chenla ou la tonalité religieuse est fondamentalement shivaïte. Pendant plus d’un siècle, un centre politique majeur apparaît donc dans la région de Kompong Thom.
S’agit-il d’un nouveau royaume ?
Qu’est donc ce Chenla des sources chinoises ? En fait un ensemble de nouvelles capitales qui ne sont pas toujours identifiées. Une chose est sûre : le roi Isanavarman I règnera de 606 à 637 et sa capitale s’appelle Isanapura, plus connue sous le nom khmer de Sambor Prey Kuk. Un passage de l’histoire des Souei évoque Y Che Ma (transcription chinoise d’Isanapura) « qui compte plus de 20 000 familles ».
Isanapura signifie « la ville de Isanavarman », mais Sambor Prey Kuk ? En fait, le nom est vraisemblablement donné au lieu par la population locale. Les bienheureux que l’exactitude grammaticale n’a pas contaminés ne se gênent pas pour traduire « Le temple dans/de la forêt luxuriante »… Oui il s’agit bien de forêt abondante, mais où diable sont-ils allés chercher le temple ? Jusqu’à nouvel ordre Kuk signifie « cavité du foyer », par extension « four », « forge » et… « prison » ; il désignerait aussi un arbre. Je proposerais « Les forges de la forêt abondante », d’autant plus que l’ethnie Kui, spécialisée dans le travail du fer, est très présente sur les lieux.
Isanavarman
L’art et l’architecture khmère ne se lassent pas de nous habituer à des ensembles grandioses conçus dans des durées très brèves et ce qui nous reste de Isanapura ne déroge pas à la règle : plus de 140 temples en brique, pour la plupart dédié au dieu Shiva avec, pour la première fois, des structures octogonales. Le tout se divise en trois ensembles.
La partie la plus ancienne, groupe Nord ou se trouve le Prasat Sambor et groupe sud, remonte au règne de Isanavarman I au 7e siècle.
Le groupe central leur est postérieur de plus d’un siècle. Dans la nouvelle capitale émerge un art royal nouveau où vie et mouvement dominent. Précision anatomique et humanité émanent de la statue emblématique de Sambor Prey Kuk : Durga terrassant le démon buffle ; l’original se trouve au musée national, mais une copie a heureusement été installée dans un temple du groupe sud. C’est ce mouvement et cette vie que l’on retrouve dans les superbes linteaux en grès, dont la fameuse « danse de Shiva ».
De sa capitale Sambor Prey Kuk, sur quel territoire Isanavarman I exerça-t-il son autorité ? L’inscription en langue sanscrite K 80 l’évoque comme « Le souverain victorieux de trois rois et protecteur de trois cités » et les chroniques chinoises ne sont évidemment pas en reste. En fait, la région où l’autorité d’Isanavarman était la plus forte correspondait aux provinces actuelles de Kompong Thom et de Prey Veng, ce à quoi il faut ajouter une partie de la région de Kampot, ainsi qu’une partie du nord-ouest du Cambodge actuel, ces deux dernières régions étaient placées sous administration de ses deux fils, dont Bhavavarman qui allait lui succéder.
Là encore, la tonalité des inscriptions vient à point nommé modérer l’enthousiasme des chroniques chinoises : en dehors de sa région centrale, l’autorité d’Isanavarman I était plus symbolique que réelle en ce qu’elle reposait sur des jeux d’alliances avec des potentats locaux autonomes. Sambor Prey Kuk conservera une importance partielle après le règne de Isanavarman I jusqu’au 8e siècle. À partir de 802, le centre de gravité de l’histoire cambodgienne se déplacera dans la région d’Angkor pour le rester jusqu’en 1431.
Sambor Prey Kuk est tombé dans un oubli d’où il a été épisodiquement tiré à l’époque du protectorat français et bien évidemment avec son inscription par l’UNESCO sur la liste du patrimoine mondial. Cet événement devra permettre de reconsidérer l’importance de ce grand moment de l’histoire cambodgienne.
Texte par Jean-Michel Filippi
Crédit Photos : Jean-Michel Filippi & W.Commons
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