En hommage à la disparition de Vann Nath le 5 septembre 2011, retour sur sa biographie en bande dessinée aux éditions La Boite à Bulles, ouvrage évoquant le destin tragique d'un survivant qui n'aura cessé de témoigner « pour que cela n'arrive plus jamais ».
À propos
Début 1978, alors qu’il est encore un tout jeune peintre embrigadé dans les rizières pour nourrir la population cambodgienne alors sous le joug de Pol Pot, Vann Nath est arrêté par les Khmers rouges. Accusé de violation du code moral de l’organe suprême, l’Angka, il est enfermé à la tristement célèbre prison de Tuol Seng à Phnom Penh.
Dès lors, sa peinture deviendra sa planche de salut puisqu’il sera contraint de mettre son talent au service de la dictature.
« À travers ce récit, on découvre les racines de l’art de Vann Nath, pour qui peindre est devenu, à sa libération, un devoir de mémoire et d’hommage aux victimes du régime de Pol Pot »
Selon l’éditeur, au-delà de sa portée biographique, cet ouvrage présente le combat mené par le peintre pour que les crimes de ses bourreaux ne sombrent pas dans l’oubli. Un album aussi passionnant que percutant…
Vann Nath, premières années
Vann Nath fut l’un des rares prisonniers à avoir survécu à la prison S-21 sous le régime des Khmers rouges, en raison de son talent de peintre. Son expérience déchirante à S-21 a déclenché une quête permanente de justice et de mémoire ; mais ce sont les scènes nauséabondes de torture et de mort dépeintes dans ses peintures qui constituent le récit le plus frappant des horreurs de S-21 et des crimes des Khmers rouges. Lorsque Vann Nath nait dans une famille pauvre de la province de Battambang dans les années 1940, rien ne l’a préparé à son destin hors du commun. Les parents de Nath n’ayant pas les moyens de payer les frais de scolarité, l’enfant est envoyé comme moine bouddhiste pendant quatre ans à l’âge de dix-sept ans. Stupéfait par la beauté et la complexité exquises des peintures ornant les temples, Nath s’inscrit à une académie d’art pour étudier l’impressionnisme français.
Jusqu’en 1975, Vann Nath mène une vie de peintre tranquille, travaillant principalement sur des affiches de films et des paysages. Les choses changent lorsque les Khmers rouges prennent le pouvoir en 1975 et mettent en œuvre des réformes agraires radicales, qui le forcent, lui et sa famille, à déménager dans la commune agricole de Norea pour travailler dans une ferme.
Arrestation
Le 29 décembre 1977, Nath est accusé d’avoir violé le code moral d’Angka et il est arrêté alors qu’il travaille dans une rizière. L’Angka était cette autorité politique violente et mystérieuse de dirigeants qui exerçait une puissante emprise sur la bureaucratie khmère rouge.
Le peintre venait d’un milieu provincial pauvre et n’avait jamais exprimé d’idées politiques, son incarcération était donc injustifiée. Mais c’était le sort tragique et fréquent d’innombrables artistes cambodgiens qui ont été arrêtés et exécutés en masse sous le régime de Pol Pot.
Nath est immédiatement envoyé à la tristement célèbre prison de Tuol Sleng, nommée « S-21 », un ancien lycée transformé en centre de détention pour les opposants. À l’intérieur de ses murs, 14 000 hommes, femmes et enfants seront interrogés, torturés et exécutés entre 1975 et 1979.
Comme la plupart de ses codétenus, Nath attend la mort. Son nom fut trouvé plus tard sur une liste d’exécution de 1978 signée par Kaing Guek Eav, également connu sous le nom de camarade Duch, le chef de la branche de la sécurité intérieure du gouvernement khmer rouge.
Épargnez le peintre
Contre toute attente, Duch découvre que Vann Nath est un artiste et il donne un ordre disant : « Épargnez le peintre ». À l’époque, Pol Pot recherchait activement des portraitistes officiels et Vann Nath fut chargé de réaliser diverses peintures et sculptures du leader khmer rouge.
Nath pouvait à peine se tenir debout après les coups répétés qu’il avait encaissés et ne pensait pas qu’il serait capable de peindre. De plus, il ne pouvait copier que des photographies en noir et blanc de Pol Pot, car il n’avait jamais vu le chef. Néanmoins, il est parvenu à peindre et son talent lui a sauvé la vie.
Vann Nath s’est vite rendu compte que la peinture n’était pas seulement son billet de survie, mais aussi une occasion en or de coucher sur toile la barbarie dont il était le témoin. Il a commencé à produire un mémoire visuel encombré de cris insupportables et de morts saillantes.
Chaque nouveau travail faisait naître en lui l’espoir vain et désespéré que les gardiens de prison apprécieraient ce qu’ils voyaient et le laisseraient vivre une journée de plus.
Après le cauchemar
En 1979, l’artiste s’est finalement échappé lorsque le régime khmer rouge s’est effondré suite à l’intervention vietnamienne. Il est l’un des sept prisonniers à avoir survécu à S-21. La prison a ensuite été transformée en musée du mémorial et du génocide de Tuol Sleng, où Vann Nath a travaillé pendant plusieurs années.
Aujourd’hui au musée, on peut encore voir les peintures qui furent son salut. Avec sa liberté retrouvée, Vann Nath luttera ensuite sans relâche pour la justice des victimes de Pol Pot — en utilisant l’écriture, en donnant des interviews et bien sûr en continuant de peindre.
Rencontre et collaboration
En 2001, Nath s’associe au cinéaste cambodgien Rithy Panh pour produire le documentaire « S21, The Khmer Rouge Killing Machine ». Ce film très fort et poignant de vérité réunit d’anciens gardiens et prisonniers soit en prison, soit au centre d’extermination de Choeung Ek. Le projet permet à Vann Nath d’affronter et d’interroger ses tortionnaires — ce qu’il fera avec grande dignité.
À partir des années 1990, Vann Nath s’éloigne de ses peintures macabres pour se consacrer au souvenir et à la représentation de la nostalgie de son enfance. La peinture « Le village bucolique de ma naissance » (1998), par exemple, représente un jeune Vann Nath jouant de la flûte sous un lilas en fleurs, dont le feuillage délicat se fond dans les nuages. Le bétail tranquille et les champs jaunes dégagent une chaleureuse sensation de nostalgie dans un monde encore épargné par le génocide.
Ce n’est qu’en 2009 que le « camarade Duch » sera traduit en justice à Phnom Penh pour avoir orchestré le massacre de plus de dix mille Cambodgiens. Vann Nath, en tant que témoin clé du procès, déclarera :
« J’ai attendu 30 ans pour cela. Je n’aurais jamais imaginé que je serais capable de siéger dans cette salle d’audience aujourd’hui pour décrire mon sort, mon expérience. J’espère qu’à la fin, la justice pourra être efficace et visible par tout le monde. »
Malheureusement, il ne serait jamais témoin de l’issue du procès. Lorsque Duch, 69 ans, est condamné à la réclusion à perpétuité pour crimes de guerre en mars 2012, Nath est déjà décédé. Souffrant d’une grave maladie rénale, l’artiste passera les dernières années de sa vie à suivre un traitement de dialyse avant de mourir en septembre 2011.
Sara Colm, chercheuse principale pour Human Rights Watch, décrira Vann Nath comme « la voix de la conscience pour le Cambodge ». Son talent artistique l’a sauvé de la mort et a été dûment reconnu lorsqu’il a été promu chevalier des arts et de la culture en France en 2004.
Vann Nath a aussi reçu le prestigieux prix Hellman/Hammett des écrivains persécutés en 2003 et 2006, et son travail a été présenté à Documenta en 2012. L’artiste n’a jamais renoncé à dénoncer les atrocités des Khmers rouges, tellement conscient qu’il était que l’histoire avait tendance à se répéter.
À propos des auteurs
Né en 1977 à Lecco (Italie), Matteo Mastragostino est diplômé de l’École polytechnique de Milan en design industriel. Depuis 2004, il est designer, créateur freelance et collabore également avec plusieurs revues italiennes. Il s’est lancé dans la bande dessinée en 2017 avec un album consacré à Primo Levi (édité en France par Steinkis). Paolo Castaldi débute la bande dessinée en 2005 en signant les illustrations de I Will never grow up et L’Anomalie, sur un scénario d’Adriano Barone (non traduits en français).
Il réalise les scénario et dessins de La Main de Dieu, ouvrage consacré à Diego Maradona en 2014 (éditions Diabolo) puis Etenesh, l’odyssée d’une migrante (Des Ronds dans l’O), prix Valeurs Humaines 2016 du CRIABD.
Mélissa Leclézio & Christophe Gargiulo
Note : Amazon
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