Dans une longue interview exclusive pour Cambodge Mag, le Cambodgien Vannak Khun se dévoile, parle de son enfance, de son parcours, de ses hauts et bas et surtout de ses rêves.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je m'appelle Vannak Khun, je suis né à Phnom Penh en 1980. Je suis un artiste contemporain, connu pour mon style particulier, qui entremêle la photographie et la performance artistique.
Initialement diplômé en finance, je me suis tourné vers l'art en 2014, et j’ai décidé de m'y consacrer entièrement en 2019. Mon travail explore souvent l'identité et le commentaire social à travers des récits personnels, en m'utilisant moi-même comme sujet/objet.
Parlez-nous de votre enfance dans ce quartier méconnu de Phnom Penh
Né après les khmers rouges, j'ai grandi dans ce quartier Sino-Khmer, conçu dans les années 30 à 60, entre le marché central (Phsar Thom Thmey) et le marché du ruisseau au bambou (Phsar O’Russey). La ville était vide, il n’y avait pas d'eau courante, pas d'électricité, pas de circulation, et surtout pas assez de nourriture. Pour faire les courses, par exemple, il fallait attendre le train, qui venait de Battambang, et arrivait la nuit. Ma mère me réveillait très tard, il faisait vraiment sombre, et parfois j’avais peur, je voulais vraiment rester au lit, mais je n’avais pas le choix, je devais l’accompagner pour l’aider à porter les sacs.
Parfois le train arrivait à une heure du matin, parfois à quatre heures. Nous étions des centaines de familles à l’attendre, à la lueur des lampes à pétroles, car il n’y avait pas de piles pour les lampes de poches.
En tant que petit garçon, je trouvais encore des moyens d'être heureux, en courant avec mes amis d'enfance, pendant qu'ils cherchaient de l'eau ensemble en passant dans la rue, en traversant le Marché Central, en allant et venant à l'école. Juste en face de chez nous, le Sorya Cinema avait réouvert : je pouvais voir les grandes affiches qui annonçaient les nouveaux films, et j’essayais toujours d'entrer dans le cinéma gratuitement. J'aimais déjà me promener dans les ruelles, car j'y trouvais de la nourriture différente, plus de monde...
C’était la guerre tout autour, il n’y avait pas beaucoup de place pour l’amour, alors il fallait se concentrer sur les petits bonheurs de la vie. C’est mon enfance dans ce quartier.

Parlez-nous de vos premières expériences artistiques
J'aime toutes les formes d'expressions artistiques, mais j'ai trouvé ma voie grâce à « Studio Images » à l'Institut Français du Cambodge, où j'ai commencé ma formation en photographie en 2014. Mes autoportraits, pour lesquels je projetais sur mon torse des éléments liés à la numérologie, ont tout de suite été reconnus et exposés, ainsi que ma deuxième série, dans laquelle je me mettais en scène dans les lieux de mon enfance et de mon adolescence, dont certains ont aujourd’hui disparu. (Fête foraine de bric et de broc, vieux cinémas, anciens bâtiments détruits...
D’avoir été rapidement reconnu et exposé à Phnom Penh, mais aussi en France, au Japon ou à Taïwan, m’a apporté une certaine assurance, une confiance dans mes choix de processus créatif, et j’ai continué dans cette voie.
Parlez-nous un peu plus de votre parcours académique et professionnel
J’ai eu la chance, grâce à ma tante, de pouvoir faire des études. Je suis diplômé en finance et comptabilité bancaire. J'ai travaillé dans différents secteurs, dans des organisations non gouvernementales (ONG) et dans des entreprises privées. Mais j’ai tout arrêté en 2019 pour me consacrer à ma vie de bohème et d’artiste. Je me relève doucement aussi, comme beaucoup, de la difficile période qu’a été le Covid.
Quelles sont vos activités actuelles ?
Vivre de son art n’est pas facile, au Cambodge plus qu’ailleurs ! Il y a peu de soutien de la part de l’état, peu d’aides, peu de galeries… Pour pouvoir assumer le quotidien, tout en conservant du temps pour la créativité, mon partenaire et moi avons créé deux projets, distincts mais complémentaires :
- Phnom Penh Insolite est un concept unique dans la capitale. Cette visite est proposée par Emmanuel, qui vit au Cambodge depuis 17 ans, et moi-même. Ensemble, nous proposons une visite originale d'un quartier historique méconnu.
Cette balade, qui se déroule à pied, est un partage d'expériences, et permet d'aborder des thèmes aussi variés que l'histoire, la spiritualité, l'art et la culture, la langue khmère ou la gastronomie, parfois au détour de ruelles qui se cachent à l'ombre des grandes avenues, dans des lieux insolites : une balade dans l’ « arrière-cour » de Phnom Penh.

-Art Home est le complément parfait de Phnom Penh Insolite, offrant une expérience culturelle personnelle et intime qui va au-delà des offres touristiques habituelles. D’un côté j’organise des dîners privés, où je fais moi-même la cuisine, ou des dégustations de « street food ».
Ce lieu est aussi un espace pour échanger des idées, discuter d'art et de culture, partager des histoires personnelles, de résilience et de créativité. Décrit comme « une sorte d'ovni dans le paysage culturel de Phnom Penh », Art Home est à la fois une galerie d'art et un cabinet de curiosités.
On y trouve des peintures, des photographies et des masques, ainsi qu'une collection d'objets antiques, d'installations et de dessins. L'atmosphère est à la fois lumineuse et éclectique, invitant les visiteurs à s'intéresser à l'art et aux histoires qui la sous-tendent.

Comment définiriez-vous votre style - photographie et peinture ?
Après dix ans, je peux dire que mon style photographique est ancré dans une continuité qui rend mon travail reconnaissable et assez unique au Cambodge. J’utilise ma personne, des objets, que je mets en scène au travers des thématiques qui me touchent : elles sont liées à mon identité, à la mémoire, au social, au Cambodge : du krama traditionnel au masque hygiénique durant le Covid, j’essaye de toucher au cœur des sujets sensibles : l’environnement, l’éducation, la spiritualité, les difficultés de la vie. J’assume être un enfant de la guerre, et on remarque souvent que je ne souris jamais sur mes photos : c’est un choix assumé, un aspect de ma personnalité : je ne me cache pas, je n’use pas de faux-semblant.
« La photographie est aussi pour moi une catharsis, un moyen d’exprimer mes sentiments sans devoir user des mots, d’un langage, domaine dans lequel je suis assez mauvais (rire). »
J’aime aussi perturber, déranger, faire en sorte que devant mon travail, les gens se posent des questions sur eux-mêmes, sur l’état du monde : j’avoue aimer jouer avec les émotions, et parfois, aussi, être iconoclaste.
Pour la peinture, c’est très différent. Je n’ai jamais pris un cours de dessin de ma vie ! J’ai commencé à peindre durant le Covid. Je n’avais plus d’argent, seulement des dettes, il n’y avait que l’ennui qui guettait chaque jour. Pour ne pas sombrer, j’ai décidé de raconter mon amour pour les chats, cette complicité qui m’a tant aidée.
À l’inverse de mon travail photographique, et n’ayant pas de techniques, j’ai joué avec les formes et les couleurs. Mes toiles sont joyeuses, drôles, ironiques, décalées : elles reflètent un autre aspect de ma personnalité, sociable et empathique, emprunte de cette « insoutenable légèreté de l’être » dont parle si bien Milan Kundera.
Quelles sont vos passions, en dehors du travail ?
Ne rien faire ! (Rire). J’y consacre beaucoup de temps, un peu trop parfois. Sinon, être avec mes chats, aller voir les expositions, participer à la vie culturelle du Cambodge. Cuisiner parfois, offrir de mon temps pour des projets importants : j’étais volontaire pour les jeux olympiques de l’ASEAN, et le suis depuis plusieurs années pour le Phnom Penh Photo festival.
Il faut soutenir ces initiatives et événements qui donnent une visibilité au Cambodge. J’ai aussi beaucoup voyagé, et j’espère pouvoir bientôt aller de nouveau à la rencontre de nouvelles cultures, ou skier !
Quels sont vos projets artistiques ?
Cette année commence sur les chapeaux de roues, je l’avoue ! Il y a eu mon exposition/installation : « Beyond the Wall » au centre culturel Germanique : la Meta House, qui a été un franc succès, avec des centaines de visiteurs. J’ai obtenu le second prix dans la catégorie photographie lors du projet « Water » organisé par le Sofitel. Une de mes photos a été exposé dans le cadre de la 15ème édition du Phnom Penh Photo festival à l’Institut Français.
Je travaille actuellement sur un projet important, soutenu par l’Agence Française de Développement et Metis, sur la thématique de la protection des océans. Pour ce projet, je crée une performance dans le village de Avlatan, à la frontière Thaïlandaise, dans la province de Koh Rong, en collaboration avec Philong et Kanel, de Studio image, qui, respectivement, offrent une approche photographique et vidéographique.
Je poursuis aussi mes explorations pour deux nouvelles séries de photos, l’une sur l’environnement et le plastique, l’autre, plus poétique, sur les « identités masquées ».
Avez-vous le sentiment d'avoir franchi une étape importante dans votre carrière d'artiste ?
L’exposition à la Meta House était ma seconde exposition solo en dehors du cadre du Phnom Penh Photo festival, et m’a permis de plonger les gens dans mon univers. C’est une étape importante, mais toutes les étapes le sont. J’ai eu la chance d’être exposé en France, à Taipei, à Tokyo, mais je suis fier aussi de pouvoir exposer au Cambodge. Une autre étape importante, du point de vue de la reconnaissance, c’est l’exposition, pour un an, de trois de mes photos dans le premier musée d’art contemporain du Cambodge, à Siem Reap.
Comment voyez-vous le futur ?
Un artiste a besoin d’être reconnu, d’être exposé, de partager son art. Le monde actuel me fait peur, mais je reste optimiste, et je veux continuer, à ma façon, d’apporter mes petites pierres à l’édifice, en utilisant l’art comme un vecteur sensible, éducatif, poétique, étrange, questionnant perpétuellement la vie, le monde. Je dois vivre avec un passé difficile, dans un présent incertain, en voulant construire un futur meilleur.
Propos recueillis par Emmanuel Pezard
Photos fournies
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