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Photo du rédacteurRémi Abad

Cambodge & Archives nationales d’outre-mer : Lieu de mémoire, mémoires d'un lieu

Situées en plein cœur d’Aix-en-Provence, les Archives nationales d’outre-mer (ANOM) abritent la mémoire d’un empire colonial qui s’étendait sur plus de 12 millions de kilomètres carrés et totalisait, au plus fort de son expansion, 5 % de la population mondiale. Une grande partie des archives produites au cours de cette période est hébergée au sein de l’ANOM, qui possède de précieux documents relatifs au Cambodge. Découverte de ce lieu mémoriel en présence de sa directrice et d’une archiviste responsable du secteur Indochine.

De gauche à droite, Isabelle Dion, directrice des ANOM, et Anne-Laure Vella, archiviste
De gauche à droite, Isabelle Dion, directrice des ANOM, et Anne-Laure Vella, archiviste

Il est des endroits où, à peine leur porte poussée, le poids du passé saisit irrémédiablement le visiteur. Dans un silence quasi-religieux, des volumes entassés sur de vastes rayonnages renferment des savoirs que l’on devine infiniment variés. Seul le discret ronronnement des postes informatiques mis à la disposition du public se fait entendre dans la grande salle de consultation, qui peut accueillir jusqu’à 70 personnes. D’imposantes armoires à casiers occupent tout l’espace d’une salle mitoyenne. Sur leurs tiroirs figurent des étiquettes sur lesquelles se promène le regard. « Inde », « Saint-Pierre et Miquelon », « Madagascar » et, sur l’une d’entre elles, « Cambodge ».

Passé révélé

Ici, les documents stockés ne s’énoncent point en nombre, mais en kilomètres. « Les ANOM sont responsables de la conservation, du classement et de la mise en consultation de 38 kilomètres d’archives », explique Isabelle Dion, qui dirige l’établissement. Cette chartiste, qui s’avoue immanquablement touchée par les documents qu’elle manipule au quotidien, est par ailleurs une spécialiste d’Auguste Pavie, à qui elle a consacré un ouvrage paru en 2010. En sa présence, nous embarquons pour un voyage à travers une période révolue, mais qui demeure toujours d’actualité tant pour les curieux que pour les chercheurs.

Celle des explorateurs aux pieds nus, des amiraux cartographes, des photographes charriant leurs plaques de verre et des archéologues arborant casque colonial et veston immaculé. Celle, aussi, d’un passé parfois peu reluisant qui contient sa part d’ombres, de violence et de rapports de force, dont l’histoire ne cesse d’être questionnée par l’entremise de ces précieux documents.

La salle de lecture dispose de nombreux livres de référence
La salle de lecture dispose de nombreux livres de référence

Des kilomètres de papier

« Dès le début du protectorat sur le Cambodge, une masse imposante de documents de toutes sortes a été produite. Des archives locales, créées sur place et transférées dans les années 1954/1955, telles que celles de la résidence supérieure, puis du Commissariat de la République pour le Cambodge. Ces documents, qui proviennent essentiellement de Phnom Penh, mais aussi de toutes les provinces, représentent 253 m² linéaires d’archives, dont certains font actuellement l’objet d’un classement. Il s’agit principalement de correspondances, de rapports politiques ou diplomatiques, de dossiers personnels, de textes officiels, d’arrêtés, de textes relatifs aux affaires sociales ou militaires…

Mais les archives sont aussi constituées d’autres documents, comme des photographies, dont 1150 ont été numérisées et sont disponibles en ligne via la base ULYSSE. Ces images sont importantes à plusieurs titres. Pour le témoignage qu’elles apportent sur le passé, bien entendu, mais aussi sur ce qu’elles révèlent de la manière dont le Cambodge était perçu par les photographes de l’époque, une vision qui évolue avec le temps. L’un de mes rêves serait de réaliser un livre ou une exposition sur ce thème, prenant comme base de travail les photographies dont nous disposons ici, qui courent de la seconde moitié du XIXe aux années 1940. »

La base de données en ligne permet de consulter un large panel de photographies
La base de données en ligne permet de consulter un large panel de photographies

Splendeurs et misères de la conquête

Si les chercheurs ont au préalable une idée bien précise des documents qu’ils viennent consulter, le dilettante s’attarde quant à lui sur des aspects divers, glanés le plus souvent par pure sérendipité. Guidé par Anne-Laure Vella, spécialisée dans les archives indochinoises, une promenade au milieu des cartons, des fiches et des rayonnages révèle son lot de surprises. Et pas toujours des plus agréables. L’un des fonds concerne le SLOTFOM, Service de liaison des originaires des territoires français d’outre-mer, chargé de la tutelle, mais aussi de la surveillance, sur le territoire métropolitain, des personnes issues des colonies. Engagement politique, appartenance à un syndicat, déplacements sur le territoire étaient consignés sur des fiches grâce aux informations recueillies par des agents de renseignement infiltrés.

« Se plonger dans les archives n’est pas un acte anodin, raconte Anne-Laure Vella. On y côtoie du sublime comme du sordide, et l’on tombe parfois sur des textes ou des images qui vous remuent profondément. »

D’autres aspects s’avèrent heureusement plus enthousiasmants, telle la mission ethnographique menée par la commission Guernut au cours du Front populaire, ou encore des fonds privés issus de dons, qui constituent parfois de véritables pépites. « Le petit-fils d’un médecin colonial nous a offert une série de photos particulièrement précieuse. Faisant toute sa carrière de médecin en Indochine, Albert Salé y est resté après sa retraite, participant à la vie intellectuelle locale. Il s’intéressait beaucoup aux médecines cham et chinoise, dessinant les plantes et recopiant les prescriptions des guérisseurs. On lui doit plus de 600 dessins ! Les dons issus du privé sont d’un intérêt tout particulier, car ils nous permettent d’avoir accès, en plus du regard “officiel” dont nous disposons, à une vision plus intimiste, plus individuelle, et forcément différente de ce qui s’écrit dans les documents administratifs. »

Des fêtes du couronnement du roi aux listes de débits de boissons, les ANOM conservent les traces de la grande comme de la petite histoire
Des fêtes du couronnement du roi aux listes de débits de boissons, les ANOM conservent les traces de la grande comme de la petite histoire

Et vint Auguste Pavie

Un nom revient souvent au cours de la discussion, celui d’Auguste Pavie, modeste télégraphiste qui s’est hissé, par ses immenses qualités, au plus haut rang diplomatique. Bien oublié aujourd’hui, cet ami de Clemenceau, de Savorgnan de Brazza et du prince Monivong est resté plusieurs années au Cambodge, y a appris la langue et les coutumes et a minutieusement consigné toutes sortes d’informations qui, sans son apport, se seraient irrémédiablement perdues. Nombre de ces documents se trouvent sur les rayonnages des ANOM, et Isabelle Dion y a puisé avec le plus grand bonheur afin de rédiger son ouvrage.

Figure attachante par son humanisme, sa modestie et son insatiable curiosité, Auguste Pavie a laissé plusieurs tomes de mémoires, a dressé de nombreuses cartes et recopié des manuscrits et gravures issus des archives les plus précieuses des monastères. « Lorsqu’il résidait à Kampot, Auguste Pavie s’est lié d’une profonde amitié avec le Vénérable de la pagode, qui lui détailla tous les aspects du bouddhisme, l’invitait à chaque cérémonie religieuse, lui expliquait la signification des us et coutumes, lui racontait des contes et lui a donné accès à des écrits qui constituaient le trésor de ce monastère. De tout cela, Pavie n’en a pas perdu une miette, il a tout consigné et la plupart de ces écrits et dessins sont conservés ici, à Aix-en-Provence », s’émerveille Isabelle Dion.

D’une grande précision, le système de classification mis en place par Paul Boudet requiert néanmoins l’aide d’archivistes qualifiés
D’une grande précision, le système de classification mis en place par Paul Boudet requiert néanmoins l’aide d’archivistes qualifiés

Recherche au long cours

Inaugurées en 1966 dans le but de regrouper en un même lieu toutes les archives provenant des anciennes colonies, les ANOM accueillent les visiteurs venus de tous horizons. Des scolaires, du grand public venant assister aux conférences et aux expositions temporaires, mais aussi, et surtout, des chercheurs, venus parfois de très loin. « L’année dernière, nous avons dénombré 62 nationalités différentes, constate Mme Dion.

« La diversité des fonds autorise une infinité de thèmes de recherches, mais certains sujets sont plus prégnants que d’autres. L’esclavage, par exemple, ou le bagne de Guyane, pour ne citer qu’eux. En ce qui concerne l’Indochine, les aspects les plus étudiés en ce moment vont avoir trait à la gestion des ressources et des territoires, à l’architecture, à la condition féminine, au droit des indigènes ou à l’économie. »

Certains visiteurs viennent de très loin et restent plusieurs semaines à Aix-en-Provence afin de mener à bien leurs recherches. Nous avons par exemple un fort contingent de Nord-Américains venant puiser dans nos ressources. Car la consultation sur place demeure indispensable. Un gros effort est effectué en faveur de la numérisation et de l’accès en ligne, mais cela représente d’énormes coûts en termes de temps, d’argent et de personnel. De plus, la complexité du classement, qui utilise en grande partie la méthode Boudet, rend indispensable la présence d’archivistes afin de faciliter la recherche. »

Le bâtiment des archives d’outre-mer est situé dans le quartier des facultés d’Aix-en-Provence
Le bâtiment des archives d’outre-mer est situé dans le quartier des facultés d’Aix-en-Provence

Des archives pour mieux comprendre

La période de la colonisation aura profondément marqué les populations et demeure encore très présente dans les esprits. Les pays devenus indépendants entretiennent différentes visions d’un passé ayant impacté les populations locales à divers degrés. Nombreux sont aussi les Français qui comptent parmi leurs ancêtres des acteurs de la colonisation.

« Nous ne sommes ni des chercheurs, ni des historiens, tient à préciser Isabelle Dion. Notre métier consiste à préserver et rendre accessible cette masse de documents sans juger pour autant. Cela permet, et c’est déjà beaucoup, de comprendre les phénomènes de colonisation, puis de décolonisation, qui sont d’une immense complexité. En cela, les documents conservés aux ANOM se montrent indispensables. Que l’on y cherche l’empreinte laissée par des individus, des institutions, que l’on vienne y consulter les cartes délimitant les frontières, ou que l’on vienne tout simplement pour y glaner quelques renseignements ou contempler des photos, le rôle des archives d’outre-mer est multiple. Au cours des années à venir, nous allons nous appliquer à numériser toujours plus de documents, ce qui devrait être facilité par le développement vertigineux de l’intelligence artificielle. Son utilisation facilitera grandement la classification et la consultation des pièces stockées ici. Nos missions, aussi diverses soient-elles, ont toujours du sens, et c’est ce qui me séduit le plus dans l’exercice de ce métier. »

 

Archives nationales d'outre-mer - 29, chemin du moulin de Testas - CS 50062 - 13182 AIX-EN-PROVENCE Cedex 5 - FRANCE

Base de données photographique ULYSSE : http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ulysse/

Isabelle Dion, Auguste Pavie, l’explorateur aux pieds nus, Images en Manœuvre Éditions, 2010.


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