Une gigantesque peinture de Brahma surplombe désormais l’avenue Sivutha. Les yeux clos, affichant la plus belle des sérénités khmères, l’œuvre offre bienveillance et protection aux enfants de l’hôpital Kantha Bopha. Et aussi, accessoirement, à la cohorte de visiteurs empruntant cette route menant directement aux temples d’Angkor.
Se tenant à ses pieds, son créateur, Chifumi, contemple le résultat avec la satisfaction du travail accompli. Si l’artiste est coutumier des peintures murales XXL, ce Brahma, qui culmine tout de même à une vingtaine de mètres de haut, est l’une de ses plus grandes œuvres. Durant trois semaines, juché sans relâche et presque jusqu’à l’épuisement sur son échafaudage, l’artiste urbain a accompli cette fresque qui s’inscrira pour longtemps dans le paysage culturel et graphique de la ville.
La main pour langage
Présent au Cambodge depuis plus de dix ans, l’artiste trouve dans le Royaume une inépuisable source d’inspiration. Après des années passées à Phnom Penh, entrecoupées de voyages et de créations à travers le monde, Chifumi a depuis peu posé ses valises à Siem Reap. Lorsqu’il ne peint pas, il arpente chaque jour sur son vélo le périmètre des temples, étudiant la majesté des Garudas, scrutant la dentelle de pierre des devatas, croquant les mains des délicates apsaras. Les mains, thème de prédilection de Chifumi, fasciné, dès ses débuts de dessinateur, par le pouvoir évocateur de cette partie du corps. « La main a déterminé mon nom d’artiste. C’est un motif qui est incontournable de mes œuvres. Alors, quand je suis arrivé au Cambodge et découvert la culture de ce pays, j’ai évidemment été à la fois surpris et inspiré par la place qui leur est accordée. Elles véhiculent ici un langage qui a traversé les siècles. Des mains gravées sur les murs d’Angkor à celles des danseuses se produisant sur scène, toute une poésie, tout un langage se lit sur leurs gestes. Une danseuse classique est capable de raconter tout le Reamker rien qu’avec les gestes. Je trouve cela fascinant. »
Intérêt commun
Après une murale réalisée l’année dernière pour l’hôpital Kantha Bopha de Phnom Penh, la direction du centre hospitalier a décidé de faire de nouveau appel au talent de Chifumi pour orner l’aile de l’un de ses bâtiments. « Tout s’était très bien passé lors de cette première collaboration, se souvient l’artiste. Nous partageons la même vision de l’art, du don que cela représente pour autrui. Cette peinture murale de Brahma, que les Cambodgiens appellent aussi Prohm, salue les passants et les prépare à la visite des temples. Mais elle attire surtout l’attention sur Kantha Bopha, sur ses actions en faveur des enfants, et c’est ce qui compte le plus à mes yeux. » Inaugurée en 2010, cette aile de l’hôpital regroupe sur trois niveaux tous les services de pédiatrie : urgences, imagerie médicale, laboratoire, pharmacie, ainsi que les services cardiaque et neurologie. Entre ces murs se sont déroulées, l’année dernière, près de mille opérations à cœur ouvert et interventions de cathétérisme cardiaque. C’est ce bâtiment qui a été choisi pour abriter le somptueux Brahma.
Faire le mur
Réaliser un joli croquis sur une feuille de papier ou l’écran d’un ordinateur est une chose. Le concrétiser sur un mur de 18 mètres, qui plus est en angle, en est une autre. S’aidant d’un projecteur pour tracer les contours, Chifumi a surtout dû gérer les lignes de fuite, distorsions et anamorphoses imposées par la structure anguleuse. Tout a été fait pour que la forme de l’ensemble bénéficie d’une vision optimale depuis la rue. « Il y a des parties de l’œuvre plus sensibles que d’autres. Une déformation au niveau du visage peut tout venir gâcher. Un œil un peu de travers, une expression non désirée, et ce sont des heures de travail foutues en l’air. » Combien de fois l’artiste n’a-t-il pas posé ses pinceaux pour descendre de l’échafaudage, traversant la route pour scruter minutieusement une arcade sourcilière ou une commissure de lèvres, avant de regagner son perchoir ? Peu importe, puisque le jeu en vaut apparemment la chandelle. « Une fois là-haut, c’est un kif total ! On se retrouve isolé du reste du monde, tout en éprouvant une puissante montée d’adrénaline et une bonne dose d’émotions. Lorsque j’ai attaqué le visage, il m’a été impossible de ne pas penser aux bâtisseurs angkoriens. Il y a presque un millénaire, ces derniers ont sculpté dans la pierre les visages du Bayon, des portes d’Angkor Thom, des temples de Jayavarman VII. Tous sont parfaitement exécutés. Une peinture peut se retoucher. Pas un bloc de grès. Ce que ces gens ont fait représente un incroyable tour de force. »
Avant de s’envoler pour réaliser un projet au Népal, Chifumi continue de puiser inspiration et sérénité dans l’art khmer, tout en repérant les lieux qui pourraient accueillir ses nouvelles œuvres. Marquant ainsi de son empreinte les murs de la cité des temples.
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