De nombreux Cambodgiens qui ont exploré les temples n’ont jamais été crédités pour leur participation et selon certains, le problème à longtemps perduré.
Quand on pense à l’archéologie au Cambodge, des noms comme Henri Mouhot, qui a popularisé les temples angkoriens grâce à ses journaux, peuvent venir à l’esprit. Les connaisseurs penseront peut-être à Étienne Aymonier, le premier archéologue à avoir effectué un relevé systématique des ruines de l’empire khmer, ou à Lunet de Lajonquiere, qui a soigneusement dressé un inventaire des temples.
Mais on a rarement pensé aux Cambodgiens qui ont joué un rôle essentiel en les aidant dans leur travail. Jusqu’à une certaine conférence de l’Indo-Pacific Prehistory Association (IPPA), il y a quelques années à Siem Reap, où l’archéologue Heng Piphal avait présenté un exposé intitulé « Cambodgiens invisibles », racontant l’histoire des ouvriers, des assistants et des archéologues qui ont aidé les Français pendant la période du Protectorat et au-delà.
Après la conférence, M. Piphal avait évoqué les nombreux livres mentionnant des explorateurs et des conservateurs français à Angkor, mais qui ne reconnaissaient pas la participation cambodgienne :
« Ma présentation visait à mettre en évidence la façon dont les Cambodgiens ont été impliqués depuis le début ».
Dans cette présentation, qui était en partie basée sur les conclusions du livre de Penny Edwards, Cambodge : The Cultivation of a Nation, 1860 - 1945, Piphal montrait des photographies collectées auprès de l’École française d’Extrême-Orient — l’institut français chargé de l’étude des sociétés asiatiques — révélant des ouvriers et des assistants cambodgiens qui ont aidé les Français à fouiller les temples.
M. Piphal, déclarait alors : « On voit toujours des Cambodgiens sur les sites de fouilles qu’ils soient coolies, ouvriers rémunérés ou assistants des conservateurs, mais la plupart de leurs noms n’ont jamais été mentionnés.»
Il ajoutait que même si certains de ces noms figurent dans les rapports quotidiens originaux archivés des conservateurs français — qui n’ont jamais été publiés — ils n’ont jamais été crédités dans les publications françaises : « Il faut vraiment passer au crible les informations pour les trouver — il faut reprendre le rapport original pour trouver leurs noms, sinon ils n’existent pas vraiment. »
Il faisait également référence à un carnet trouvé au Musée Guimet à Paris qui contenait des gribouillages sur un voyage au Laos d’un collègue d’Aymonier — un Cambodgien nommé Ros. Il disait alors : « Aymonier a basé son livre sur ce carnet.»
Selon M Piphal, il ne s’agissait pas seulement de simples manœuvres ou de « coolies », certains Cambodgiens auraient été en charge d’équipes effectuant des travaux de fouilles et de restauration.
Leur patron n’allait les voir qu’une ou deux fois par jour, mais la plupart d’entre eux creusaient et rendaient compte de leurs travaux à leur patron. Les archives montrent que les travaux d’excavation de la tour centrale d’Angkor Wat au début des années 1930 ont été effectués par un Cambodgien qui a ensuite rapporté ses conclusions à son supérieur français.
En outre, aucun des chefs français des équipes de fouilles n’était en fait un archéologue officiellement formé, expliquait-il :
« Lorsqu’ils ont travaillé à Angkor, ils se sont formés pour devenir archéologues, mais ils n’étaient pas du métier, le premier archéologue chargé de la conservation d’Angkor a été Bernard Philippe Groslier dans les années 1960 ».
Alors pourquoi tant de Cambodgiens ont-ils été effacés de leur propre histoire ? Une réponse évidente pourrait provenir des structures du pouvoir colonial. Dans sa présentation, Piphal soulignait ce qu’il appelle « l’idée de légitimité coloniale », soit l’importance de faire en sorte que le protectorat français semble légitime aux yeux du public français. Selon l'archéologue cambodgien : « Pour fournir une légitimité au public français, vous deviez faire valoir que le protectorat français était ici pour une bonne raison, et l’une d’entre elles concernait la restauration d’Angkor Wat ».
Mais Piphal ne veut pas blâmer les étrangers. Il estime qu’il est crucial de prendre en compte le cadre social entourant la pratique archéologique au Cambodge. Tout d’abord, le manque d’éducation formelle dans le passé a rendu difficile pour les Cambodgiens de s’impliquer dans le travail archéologique lui-même. Avant l’arrivée des Français, il n’y avait pas d’enseignement formel en archéologie, ni même de compréhension de la façon dont les temples angkoriens avaient été construits.
En conséquence, même si le travail des archéologues cambodgiens avait été documenté, il aurait été peu probable qu’il eut été lu par beaucoup dans le Royaume.
Son Soubert, maître de conférences en archéologie à la faculté d’archéologie de Phnom Penh, convient que les Cambodgiens de l’époque n’avaient pas de formation en archéologie :
« La première promotion d’archéologues formés à la faculté d’archéologie a été formé après l’indépendance, lorsque le roi père Norodom Sihanouk a créé toutes ces universités. »
Selon lui, si des Cambodgiens avaient été mentionnés dans les publications archéologiques, les professeurs et les étudiants de la Faculté auraient cherché à déchiffrer qui était impliqué dans les fouilles.
M. Soubert a étudié l’archéologie et les lettres classiques à la Sorbonne à Paris dans les années 1960 et 1970, et a également effectué des recherches au département d’indologie de l’Institut français de Pondichéry. Il estime que, contrairement à ce qui s’est passé au Cambodge, à l’Institut de Pondichéry, les chercheurs ou pandits indiens étaient mentionnés dans les publications. Son Soubert est revenu de France à Phnom Penh en 1991 et a commencé à enseigner à la faculté en 1993.
Piphal établit également des liens entre les « Cambodgiens invisibles » et ce que le philosophe politique Adam Smith appelait les « mains invisibles » des travailleurs dans tout système capitaliste :
« Vous pouvez regarder les mains invisibles au sein d’une chaîne d’usines, donc vous obtenez les produits des usines, mais vous ne savez pas qui les a fabriqués — les travailleurs deviennent invisibles dans ce sens. »
En 1965, l’Université royale des beaux-arts a été créée à Phnom Penh, avec une faculté d’archéologie. Cependant, comme toutes les institutions académiques et artistiques du Royaume, ses premières années de gloire ont été écourtées en une décennie par la guerre civile et le régime des Khmers rouges.
Selon M. Piphal, la première promotion de la faculté ne comptait que deux ou trois diplômés, et la génération suivante a pour la plupart été tuée par les Khmers rouges. Après la fin du régime de Pol Pot, il n’y avait plus que trois archéologues cambodgiens.
S.E. Chuch Phoeurn — l’un des Cambodgiens ayant survécu à l’ère des Khmers rouges, qui travaille au ministère de la Culture et des Beaux-Arts — a rouvert la faculté en 1989, avec l’aide de Cambodgiens en France, de professeurs français et d’un projet de l’UNESCO qui a engagé des professeurs internationaux de France, du Japon et des États-Unis pour y enseigner.
Aujourd’hui, selon M. Piphal, le secteur de l’archéologie au Cambodge a trouvé ses marques. La première conférence de l’IPPA en 2014 avait accueilli 700 intervenants internationaux, dont des Cambodgiens. Piphal avait qualifié la conférence de « bon exemple d’une équipe solide d’archéologues cambodgiens ».
Emily Wight avec notre partenaire The Phnom Penh Post
nota : Pour des raisons de clarté et d’actualisation, l’article original a été légèrement réduit.
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