Pousser la balle sous le temple de Preah Vihear, la faire rebondir sur une tour du Bayon, lui faire contourner Banteay Srei pour finir aux portes d’Angkor Wat : c’est ce que propose Sophea « Tee » Nheop, créateur de ce mini-golf thématique devenu au fil des années une activité incontournable de Siem Reap.
Se mettre au vert
C’est au sud de la ville qu’il faut se rendre, à 5 kilomètres de Pub Street. Malgré la faible distance qui sépare le mini-golf de l’effervescence du centre, l’urbanisation cède vite la place, au cours du trajet, aux petites routes en latérite et aux paysages campagnards où les vaches paissent au bord des rizières. C’est dans ce lieu idyllique que Tee a décidé de bâtir son parcours de mini-golf, concrétisant ainsi un projet qui aura mis aussi longtemps à mûrir qu’à trouver enfin son public. Aujourd’hui, Sophea Nheop savoure la réussite d’un concept original qui, s’il ne l’a pas forcément enrichi, lui permet néanmoins de vivre selon des principes qui lui sont chers.
« Un mini-quoi ? »
« Avant même de penser à créer un mini-golf, je voulais monter ma propre entreprise, c’était quelque chose qui me tenait à cœur depuis mon adolescence. Je souhaitais aussi pouvoir passer plus de temps avec mes proches, que je ne voyais pour ainsi dire jamais. J’étais à l’époque chauffeur de taxi et guide touristique, ce qui signifiait la plupart du temps quitter la maison à l’aube et n’y rentrer qu’à la nuit tombée, souvent sept jours sur sept. Lorsque je me suis lancé dans l’entrepreneuriat, mon fils avait 4 ans et ma fille à peine 2 mois. Je voulais les voir grandir. » Fonder une entreprise qui permette de travailler chez soi, tel était donc l’objectif premier de Tee. Restait à trouver un secteur d’activité dans lequel exercer.
« J’en discutais un jour avec un client, en lui exposant toute la difficulté que j’éprouvais à imaginer quelle serait mon entreprise. Il se mit alors à passer en revue quelques prestations qui n’existaient pas encore à Siem Reap. »
« Parmi ses propositions se trouvait le mini-golf, un loisir dont je n’avais jamais entendu parler. Se saisissant de son ordinateur, cet adorable client se mit à faire défiler les images trouvées sur Google, tentant de m’expliquer un jeu que je peinais à comprendre. Je n’y connaissais déjà rien au golf, alors, le mini-golf, vous pensez donc ! Le mot même m’était inconnu. Mais la graine était plantée et l’idée a peu à peu commencé à germer. J’y songeais de plus en plus souvent, passais du temps sur internet pour apprendre les règles, scruter les subtilités des parcours et les astuces de construction. Je remarquais aussi qu’un grand nombre de mini-golfs étaient consacrés à un thème particulier, celui des temples d’Angkor s’est donc ici imposé assez logiquement. Après un an et demi de réflexions en tout genre, je mis mes économies à profit, louai un terrain et commençai faire tourner la bétonnière. »
Un succès difficile à trouver
Élaborée en 2010, l’idée de Sophea s’est concrétisée en 2012 avec l’inauguration du premier mini-golf du royaume. Moment de félicité intense pour lui, qui se souvient dans un éclat de rire : « La première fois que j’ai joué au mini-golf, c’était chez moi, sur le parcours que j’avais construit de mes propres mains. » Mais l’euphorie des premiers jours retombe vite, le lieu restant désespérément vide au cours des premiers mois, forçant Tee à reprendre son activité dans le tourisme.
« C’est d’ailleurs comme cela que nous avons pu tenir au cours de cette période très incertaine. Une fois le travail terminé, je me mettais devant l’ordinateur, apprenant comment concevoir un site internet, élaborant des prospectus et démarchant hôtels et tour-opérateurs afin de promouvoir le mini-golf. »
« Mais je pense que c’est surtout grâce à TripAdvisor que les choses se sont accélérées. Les premiers commentaires, très positifs, en ont attiré d’autres, au point de propulser notre Angkor Wat Putt parmi les premières activités siemreapoises. Dès lors, nous étions sauvés, les articles, le bouche-à-oreille, les mentions dans les guides touristiques et agences de voyages se sont enchaînés, nous faisant passer de la grosse frayeur à la joie la plus totale. Même le New York Times nous a cités dans une publication, et le grand Brad Pitt est venu nous rendre visite avec ses enfants pendant qu’Angelina Jolie tournait à Battambang. »
Devenir maître de son temps
Après dix ans d’activité, Sophea tire un heureux constat de sa petite entreprise qui lui permet d’accomplir tout ce qu’il souhaitait au départ : « Il y a toujours quelque chose à faire, et nous ne sommes pour cela que deux, un jardinier et moi.
Mais l’entretien n’est pas des plus contraignants et je dispose du temps nécessaire pour profiter de ma famille, mais aussi de la maison, du jardin et du paysage environnant. C’est d’ailleurs un cadre très apprécié par les clients, qui n’hésitent pas à faire des pauses dans leur parcours afin de s’asseoir et d’admirer la nature. Il y a tout autour vaches et buffles d’eaux, des oiseaux aux plumages fantastiques et une vie rurale qui change de la ville pourtant toute proche. »
Voler de ses propres ailes
Avant de parvenir à cette forme de quiétude, l’autodidacte quinquagénaire aura dû traverser de nombreuses péripéties. Né dans la province de Takeo peu avant la prise de pouvoir des Khmers rouges, Sophea Nheop passe sa jeunesse ballotté entre son village d’origine et Kompong Thom, puis Siem Reap et de nouveau Takeo. Ses premiers souvenirs sont ceux d’une enfance marquée par la guerre civile, se remémorant la frayeur provoquée par le bruit des explosions et le sifflement des balles, mais aussi la fascination exercée par les lueurs imprimées dans le ciel par les bombes et les munitions traçantes.
Travaillant dès l’âge de 12 ans, il apprend à monter les bicyclettes livrées en kit, touchant pour cela 2 000 riels par unité.
« Mais très tôt j’ai voulu quitter le foyer et tenter ma chance à Phnom Penh. J’y ai vécu pendant trois ans dans une pagode, suivant les cours d’anglais qui y étaient dispensés. Le tourisme commençait tout doucement à se développer et de nouvelles opportunités s’ouvraient pour qui savait communiquer en anglais. »
« C’est alors que je suis venu à Siem Reap, reprenant un travail chez un marchand de cycles. J’ai réussi à convaincre ce dernier d’acquérir une moto, sur laquelle je conduisais les touristes à travers les temples d’Angkor. C’est comme cela que j’ai amélioré mes compétences et que je suis devenu guide et chauffeur. En moto tout d’abord, puis en taxi, que nous nous partagions entre deux chauffeurs. Mon collègue se prénommait Tee, et nous étions trop occupés pour modifier l’unique carte d’identité qui trônait sur le tableau de bord. Les clients, après y avoir jeté un coup d’œil, m’appelaient donc Tee, surnom que j’ai décidé de conserver depuis lors. Ce n’est que des années plus tard, alors que j’étais sur le point d’ouvrir l’Angkor Wat Putt, que j’ai découvert la signification golfique de ce terme. »
Parcours sans faute
Le parcours de 14 trous, fièrement décoré par neuf miniatures des temples les plus emblématiques d’Angkor, constitue une grande fierté pour Sophea Nheop. « Créer de A à Z ma propre entreprise, l’entretenir et en gérer les moindres aspects me donnent l’impression d’être plus intelligent qu’avant. Non pas que je le sois vraiment, précise Tee d’un franc sourire, c’est probablement juste une impression, mais c’est tout de même important de se sentir bien avec ce que l’on accomplit. »
De temps en temps, Sophea effectue une partie avec ses clients, qui viennent nombreux et dont beaucoup sont devenus des habitués. « Jouer avec mes enfants ou avec des amis, partager une bière avec eux, écouter de la musique et profiter du paysage… Je pense que je peux dire que je suis un homme comblé. » Le bonheur, simple comme un coup de green ?
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