Malyne Neang est économiste environnementale, enseignante chercheuse et Directrice du Laboratoire de recherche ECOLAND (Ecosystem Services and Land Use research center) au sein de l’Université Royale d’Agriculture (URA). Elle est titulaire d’un doctorat en sciences économiques sur « Maintenir les services écosystémiques fournis par les systèmes de culture du riz au Cambodge, identifier les coûts pour les agriculteurs et les préférences des consommateurs ». Ses études dans un domaine perçu comme “masculin” et son expérience en France lui ont permis de s’émanciper en tant que femme au Cambodge grâce à la confiance qu’elle a acquise.
Rencontre avec une femme pleine de rêves et d’énergie.
Malyne Neang, Malyne Neang, enseignante chercheuse à l’Université Royale d’Agriculture
CM : Parlez-nous de votre enfance…
Je suis née à Battambang, la plus grande province du pays. Puis, à mes douze ans, nous nous sommes installés à Phnom Penh, où j’ai effectué mes études secondaires. J’y suivais des cours de français et d’anglais, mais, à vrai dire, j’ai commencé l’apprentissage de ces langues bien avant. Quand j’étais petite, au fin fond du Cambodge, sans télévision, je savais qu’il existait d’autres gens que des Cambodgiens… Je voulais en rencontrer.
« D’autre part, je suis née dans ce pays où les femmes n’ont pas beaucoup de droits. Ma mère m’a toujours enseigné que mon cerveau était ‘’différent’’ de celui des garçons et que je ne pouvais donc pas faire les mêmes choses qu’eux »
Mais en même temps, mon père était chercheur et je passais beaucoup de temps dans son bureau. Je voyais ses livres, ses dictionnaires scientifiques… Cela m’a donné envie de, moi aussi, découvrir des choses intéressantes, plus tard. Je voulais montrer au monde qu’une fille aussi pouvait, elle aussi contribuer à la science. Mon père ne m’a jamais retenue, alors que ma mère préférait m’inciter à trouver un mari riche et devenir une vraie maîtresse de maison. Je me suis alors dit qu’il me fallait voyager et découvrir d’autres pays pour me sortir de ce carcan et, pour ce, étudier des langues. Mes parents étant tous deux francophones, j’ai donc décidé d’apprendre le français, en autodidacte avec des livres, et avec l’aide de mes parents.
CM : Qu’avez-vous donc fait après le baccalauréat ?
Justement, ce choix a été l’objet d’un grand conflit avec ma mère, qui voulait que je devienne enseignante au collège, un travail approprié pour une femme selon elle. Je sentais cependant que quelque chose en moi me poussait à faire beaucoup plus. J’ai donc décidé de poursuivre mes études à l’Université Royale d’Agriculture (URA). La filière francophone venait d’être créée. J’ai donc obtenu le concours, notamment grâce au Français. J’y ai passé quatre ans. Cette filière avait de particulier qu’avant la rentrée, pendant les deux mois d’été, nous avions des cours intensifs de Français, puis six heures par semaine pendant l’année universitaire, dans le but de nous offrir plus d’opportunités professionnelles et d’obtenir plus facilement des bourses pour suivre un master au Vietnam, voire en France.
Cependant, durant mes études, ma famille a découvert que j’avais un compagnon. Ils m’ont donc poussée à me marier avec lui, en me menaçant de ne pas me laisser continuer mes études.
Je suis ensuite tombée enceinte. J’ai fini mon bachelor, mais après cela, les critiques de ma mère ont repris : je devais selon elle me comporter comme une vraie femme, maintenant que j’attendais un enfant, et remplir mon rôle de mère en arrêtant mes études. Ce que j’ai fait.
CM : Vous avez cependant repris les études, plus tard. Comment cela se fait-il ?
En effet. Alors que je m’occupais de mon fils, j’étais devenue quelqu’un d’autre, j’étais malheureuse. Au bout de plusieurs années, je me suis rendu compte que cette vie n’était pas pour moi. Un matin, par hasard, je suis tombée sur une annonce de l’Ambassade de France qui avait soutenu l’URA pour ouvrir un master, le GIDAR (Gestion Intégrée pour le Développement Agricole et Rural), préparant les étudiants pour avoir des bourses d’études en Europe. J’ai alors décidé de reprendre ma vie en main. J’ai pu avoir une bourse de deux mois pour une étude de systèmes agraires en France et en Belgique, avant ce master. J’ai adoré cette formation.
CM : Quelles étaient vos attentes, en partant étudier en France ?
J’y suis d’abord allée par pure envie d’apprendre et comprendre le monde agricole. Je voulais aussi réaliser mon rêve d’enfance de découvrir d’autres pays. J’étais aussi très faible physiquement, je perdais souvent connaissance. Au Cambodge, les médecins me disaient que c’était biologique. Je souhaitais trouver l’explication médicale de cette faiblesse, la France étant particulièrement reconnue dans le domaine médical.
CM : Et votre séjour a-t-il répondu à ces attentes ? Qu’en retirez-vous ?
Sur les trois plans, la France a répondu à mes attentes. Mais, par-dessus tout, j’ai compris que je n’étais pas différente, que j’étais simplement née au mauvais endroit. Là-bas, j’étais comme les autres, dans cette université où beaucoup de femmes étudiaient, comme les hommes. J’avais des enseignantes très intéressantes, qui avaient réussi à accomplir leurs objectifs professionnels. J’ai senti que ma terre était là. Au Cambodge, je me sens parfois incomprise car je pose beaucoup de questions, j’aime comprendre et creuser au plus profond des sujets. Mes amis Cambodgiens trouvent parfois que mes questions n’ont pas de sens. Avec mes amis de France, j’ai pu échanger comme je n’en avais jamais eu l’occasion sur mon pays, mon parcours en tant que femme… Cette expérience a été très riche pour moi.
CM : Pourquoi êtes-vous alors rentrée au Cambodge, après votre master en France ?
Pendant mes études en France, de 2006 à 2008, J’ai compris que la boule d’énergie que j’avais au fond de moi me poussait à toujours vouloir apprendre plus dans le but d’œuvrer pour le changement que je voulais voir au Cambodge. Je me suis rendu compte que les étudiants cambodgiens avaient besoin d’aide, la même que celle que m’avaient apporté les enseignants français. Cependant, pour moi, il ne fallait pas que le Cambodge continue, à long terme, à se reposer entièrement sur l’aide française pour réussir. J’ai alors senti que j’avais, en tant que Cambodgienne, ce rôle de transmission et d’orientation à jouer.
CM : Comment avez-vous concrétisé cela, en rentrant au Cambodge ?
En rentrant, en 2009, nous avons été beaucoup aidés par l’Ambassade de France, que je remercie beaucoup. Mais mon objectif était déjà clair, dans ma tête : je voulais retourner dans mon université pour y construire un projet qui me permettrait d’accompagner les étudiants comme j’ai moi-même été accompagnée. J’ai d’abord été enseignante dans une faculté d’économie agricole et développement rural. L’Ambassade de France a, à ce moment, décidé d’utiliser le reste du budget du projet pour inciter les jeunes à retourner à l’université, ce qui m’a permis d’avoir un salaire pendant deux ans.
CM : Le français a-t-il continué à vous servir, dans le reste de votre vie professionnelle ?
Oui ! J’ai gardé tous mes contacts francophones. Avec d’autres jeunes diplômés de masters d’agriculture de plusieurs universités différentes partis à l’étranger, francophones et autres, en 2009, nous avons créé le Rural Team, une équipe d’experts. Nous faisions donc du conseil ensemble, ce qui a très bien marché car le Cambodge manque de consultants locaux.
Projet
Or cette équipe n’était pas très stable, puisque nous venions d’universités différentes. Jusqu’en 2010, j’ai donc fait partie de l’équipe tout en réalisant ma thèse. C’est à ce moment que j’ai découvert le dispositif de Jeunes Équipes Associées à l’IRD. L’objectif est de permettre à un groupe de chercheurs de se constituer en équipe pour réaliser un projet de recherche en collaboration avec une unité de l’IRD. Avec certains autres chercheurs du Rural Team, nous avons donc essayé de monter un projet entre deux universités. Nous avons échoué plusieurs années consécutives. Mais, cela nous a permis de créer un lien avec l’IRD et de recevoir, à l’université, un expert français de l’IRD. Il nous a beaucoup accompagnés dans la recherche, ainsi que dans ma thèse. Il nous a conseillé sur la création de l’équipe pour le dispositif de Jeunes Équipes Associées à l’IRD, que nous avons pu créer en 2013 : le laboratoire de recherche ECOLAND (Ecosystem Services and Land Use research center). Donc, j’utilise quotidiennement le français avec ce chercheur de l’IRD, qui change tous les quatre ans.
CM : Que pensez-vous de la collaboration entre les deux pays dans le domaine de l’agriculture ?
Je pense qu’on peut en effet parler de la nécessité d’une “collaboration”, et non d’une “aide”. En effet, le lien envisagé sous la forme d’une aide n’est bénéfique à aucune des parties. Pour l’instant, je travaille beaucoup avec le réseau Agroécologie, et dans le réseau, la plupart des organismes et centres de recherche sont français. Nous travaillons pour promouvoir des pratiques agro écologiques au Cambodge et en Asie du Sud-Est.
CM : Que souhaitez-vous concrètement transmettre de votre expérience en France, notamment aux étudiants de l’URA ?
Pour moi, ce n’est pas tant l’expérience en France qui est importante pour les étudiants, mais surtout de pousser leurs objectifs jusqu’à leur réalisation, où que ce soit. À chaque décision, il faut qu’ils oublient les contraintes sociales et pensent vraiment à ce qu’ils veulent faire, eux, pour saisir toutes les opportunités et avancer. C’est le premier pas qui est le plus difficile à faire.
CM : Avez-vous un dernier mot à ajouter ?
Oui, un petit mot à l’attention des femmes… Nous pouvons tout faire, même pendant que nous sommes enceintes, même mères, même mariées. J’ai pu reprendre mes études alors que j’avais mon fils, partir en France. Il était resté avec mon ex-mari au Cambodge, et m’a même dit, une fois, à l’aéroport : “Maman, si tu ris en France, restes-y. Je veux t’entendre rire”. Les enfants sont le meilleur soutien des parents, et inversement. L’important est de savoir prendre ses responsabilités, tout en réalisant vos rêves dans votre vie personnelle.
Propos recueillis par Adèle Tanguy
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